Carnaval et pastoral, par Jean-Claude Pinson

sur Les Amours Chino de Christian Prigent



Les livres importants, on le sait, sont rarement de ceux qui se donnent facilement.

Sous-titré « roman en vers », Les Amours Chino fait suite aux Enfances Chino, écrit, lui, pour l’essentiel en prose. Ce passage au vers ajoute sûrement un tour de vis supplémentaire à une poétique du trobar clus dont Christian Prigent est un partisan déclaré. Si le lecteur, aussi endurci soit-il, s’en trouve, dans un premier temps, pas mal désarçonné, il ne saurait cependant se plaindre. De longue date, il a en effet été prévenu par l’essayiste hors pair qu’est l’auteur. Il aura pu lire ainsi la très ferme défense de l’illisibilité qui ouvre Une histoire de la nature (P.OL., 1996). Prigent y déclare sans ambages son appartenance à la cohorte des auteurs réputés « illisibles ». C’est de leur côté, de Maurice Scève à Maurice Roche, qu’est sa bibliothèque de prédilection. Ce qui ne va pas toutefois sans difficultés ni paradoxes, car l’auteur d’ajouter, non sans une once de provocation, que tous ces auteurs qu’il affirme aimer, c’est à peine cependant s’il les lit. Que le « monde » et la doxa littéraire en pensent ce qu’ils veulent, il est même prêt à avouer qu’il « n’a jamais pu lire Ulysse d’une traite jusqu’au bout » ou qu’il « expire au bout de dix pages dans Prostitution, au bout de vingt lignes dans les Dépôts de savoir & de techniques. »


Avouons à notre tour que nos débuts dans ce livre furent difficiles, tant il semble de part en part « écrit en étranger  » (l’expression est de Prigent). Cependant, « les illisibles aussi veulent être lus ». Et si le lecteur formé à la philosophie (c’est notre cas) est dans une demande de sens (de signifié) insatiable, il a aussi pour habitude, quand bien même elle est, cette demande, frustrée, d’insister, de s’acharner. J’ai donc lu jusqu’au bout ces Amours Chino, égaré souvent, presque effaré parfois, mais acceptant de tâtonner dans l’obscurité, de progresser malgré tout, de traverser des glacis d’incompréhension, armé de la même patience qu’exige le déchiffrement d’un texte de Hegel ou un fragment de Parménide.


À quoi d’abord s’accrocher, sinon à ce qui d’un texte est immédiatement visible ? Saute aux yeux, en premier lieu, la taille imposante de ces Amours Chino. 340 et quelques pages, c’est évidemment autre chose qu’une plaquette et l’indice, déjà, d’un projet de belle ambition, dans un registre, celui de la lyrique amoureuse, devenu des plus périlleux. Frappe aussi immédiatement la netteté et la régularité de la forme versifiée : une suite de poèmes de trois quatrains en vers rimés et toujours impairs. De la musique avant toute chose ? Si l’on veut, mais rien qui chante ; une musique atonale plutôt, toute en stridences et grincements. Car si elle sonne, c’est hérissée de piquants très urticants – elle hérissonne, aurait-on envie de dire.

« Roman en vers », indique le sous-titre sur la page de couverture. Si les vers sont bien là, le roman, lui, n’y est qu’en filigrane. Du moins, pas de récit de vie linéaire, pas d’histoire d’amour avec intrigue à la façon de l’Eugène Onéguine de Pouchkine. Et si chacun des poèmes est précédé d’une date et d’un titre, ce n’est pas la chronologie, chamboulée, qui en ordonne la succession ; c’est une thématique qui en fonde le regroupement (par exemple « Chino au bocage » ou « Chino lit Diderot »). Au lieu d’un récit en bonne et due forme de la vie sexuelle de Christian P., on trouvera donc une suite de vignettes, micro-récits souvent ; un millefeuille où la vie s’éparpille en une poussière de scènes sexuelles, arrachées à la confession subjective par le pouvoir quasi tactile, matériel, motériel, d’une forme qui strictement les cadre et impose la prégnance de sa diction.

Vignettes qui sont autant de rébus, tant leur densité fait obstacle à l’appréhension d’un sens. Et pourtant, si chaque fortin de mots résiste (à vouloir dire quelque chose de bien défini), on sent que « ça ne veut pas rien dire ». On sent qu’est là, dans l’obscure évidence d’un maniement virtuose du vers, du sens (mais lequel ?). Car on voit par intermittences gicler des fusées, jaillir des fulgurances, s’allumer des lucioles. Alors on grappille et commence à repérer des constantes. Par exemple, on remarque une propension à jouer du rejet pour mieux déjouer le sens, le faire dérailler, à la façon du sdvig, cet art du glissement sémantique cher aux futuristes russes. « Deux fesses extrêmement senties // Mentales … », lit-on ainsi à la page 303. Le procédé, on le comprend, vise à fracturer le signifié, à le dissoudre, le caviarder ; à égarer ainsi le lecteur, à décevoir, irriter sa demande de sens, à retarder le moment de sa jouissance. Car s’il y a une jouissance de la forme (de ses emportements rythmiques et phoniques), il y a aussi une jouissance du sens, de sa lente distillation comme de ses brusques embardées.

Persévérant, on cueille, entrevus, des copeaux de lisibilité d’une étrange immédiateté. Ainsi dans le chapitre intitulé « Chino au 日本 » (Chino au Japon ), où se trouvent insérés, au cœur de deux poèmes, d’inattendus idéogrammes. Illisibilité élevée à la puissance n, pense d’abord le lecteur lambda ignorant tout du japonais. Le paradoxe est qu’au contraire, mystérieux sceaux apposés au beau milieu d’un vers, ces idéogrammes, donnant corps au jeu du cacher/montrer, non seulement exhibent leurs formes exotiques, exorbitantes, mais laissent d’emblée deviner leur sens : « ô les doigts/plantés longtemps dans ma 女性 à la volupté il/Luminante je m’adonne et il me torturera » (p. 196). Il est vrai que leur incongruité, rompant la chaîne graphique de l’alphabet latin, survient, du moins dans l’exemple choisi, dans un vers transparent – en l’occurrence dans l’un des poèmes intitulés « poulets » (au sens de billets doux), où c’est l’amante japonaise qui est censée parler, en un français élémentaire et d’allure très parataxique. Quoi qu’il en soit, l’usage de ces idéogrammes (et plus largement de mots étrangers) est emblématique d’une stratégie poétique générale qui consiste à différer le sens, à l’émietter, le concasser, le ficeler dans la gaine torsadée du vers pour mieux rémunérer la vigueur de l’énoncé, activer sa vivacité.


Simultanément à cette opération de « dé-sémantisation », c’est à une « dé-sentimentalisation » radicale, systématique, qu’on assiste. Car ce travail acharné de retardement, de « différance » du sens vise à élever un immense barrage contre le sentiment, sa propension à l’éjaculation « baveuse », au sentimentalisme. L’Amour, l’Amour avec un grand A, doit être tenu à distance, ses illusions détruites (« Non aux biles d’énamourement basta »). En lieu et place de Lioubov, l’amour sentimental à la russe, c’est Eros en son versant d’abord priapique et sa réalité foncièrement moléculaire, physique, qui seul doit demeurer si l’on veut se préserver du « dégoulinement de soi » et des « crachins d’âme ». Un Eros qui n’est pas, lui, que lubie, idole fantasmatique, mais à la fois cosmique et comique (cosmi-comique). Cosmique, parce qu’il participe de la matière, de son grand remuement universel, de son archi-mouvement génétique, spermatique. Comique, parce qu’il s’appréhende d’abord à la faveur d’un dérèglement de tous les sens, d’un renversement carnavalesque des bienséances qui font l’ordinaire de la vie sociale. Parce qu’aussi l’amour prête à rire, doit être renversé, en ses engouements sirupeux, par le rire. De ce point de vue, le chapitre intitulé « Chino Mao (détachant féminin rouge) » est une parfaite réussite, où la démolition hilarante de l’idéologie maoïste se fait jubilation du sens – un sens dissident et critique.


La lyrique amoureuse, dans l’histoire de la poésie occidentale, a pris la forme très souvent de la pastorale, de l’idylle avec bergers et bergères dans un décor champêtre, bucolique. Ce genre, Prigent le tourne en dérision, en ramène la saynète idéale à ses conditions matérielles de production – à des « viandes », des « gadoues » et des « gaz macérés » (« fin d’idylle au pacage », p. 118). Jeu de massacre auquel n’échappent pas ces amours qui font légende dans l’histoire de la poésie. Celui par exemple de Hölderlin pour Suzette Gontard (« Suzette est un nom de crêpe mais on put en faire sa Diotima… », et « c’est le mou qui va sous/Le nom de vie pourtant ton croupion si chou/Turlupine en moi un ptit truc… », p. 300). Quand le sentiment trop menace, c’est ainsi une contre-pastorale qui apparaît, où l’émoi de l’« Ours rêvasseur » saisi par les « chants aux bocages de/Résurrection » bien vite est reconduit à la « libido » qui fait gicler son « phallus sec raidi par l’onglée » (p. 205).

On le voit, le principe qui est à l’œuvre dans ce livre est celui, cher à Prigent, du renversement carnavalesque. Un tel principe, selon moi, n’a pas seulement une valeur thématique. Son empire s’étend à la poésie toute entière, à son langage même. Car le langage poétique est un contre-logos. Il l’est par la « tourne » du vers, par la propension du poème à « écarter au maximum par tous les moyens, note Giorgio Agamben, le son et le sens » et la propension inverse qui « vise à les faire coïncider » (on songera ici au cratylisme défendu par Rousseau aussi bien qu’à la glossolalie). Contre-logos, il l’est plus généralement encore en vertu ce que Jakobson appelle la « fonction poétique » du langage, telle qu’on la retrouve par exemple dans les comptines (« J’en ai marre, marabout, bout de ficelle… »).


Et cependant, comment ne pas remarquer que tout au long de ces Amours Chino le sentiment insiste, en même temps que demeurent le lexique de la pastorale (à commencer par le mot même de « pastourelle ») et son cadre paysager ? Un titre, « (2006, moi aussi mon cœur battait  »), l’énonce sans équivoque, le poème allant jusqu’à évoquer un violoncelle, instrument lyrique par excellence, ouvrant un paysage de bocage (p. 274). Même retour du sentiment, quelques pages plus loin, avec un poème au titre en allemand : « (2006, zu Ende geht die Idylle) » (« l’idylle touche à sa fin »). Certes les amours meurent et leurs idylles trépassent (« grâce est passée ») ; telle est leur loi. Mais cependant le sentiment demeure, increvable, et ne cesse de faire retour. N’ayant pas aimé que « pour rire », « l’âme en mouille foi/D’anima », et quand bien même elle ne cesse de glisser du côté de « l’âne ah canaille à braquemart », elle ne pourra s’empêcher, quand elle sentira « rappliquer ses faims », d’à nouveau « bondir aux nues » et lancer, fût-ce avec beaucoup d’ironie (et de mélancolie), un « salut instinct de Ciel » (p. 296).


Toute poésie, a pu écrire le critique Paul de Man, est au fond « pastorale », repose sur ce qu’il appelle un « contrat pastoral ». Par là, il ne voulait pas dire que tout poème relève du genre pastoral au sens étroit du terme. Il souhaitait souligner plutôt une constante ontologique qui fait de la poésie le lieu privilégié d’une entente réapprise de la Nature – une Nature dont la raison, le langage nous tiennent ordinairement séparés. Le mot de « Nature » est évidemment lourd de sens et de préjugés. Si toutefois on le prend au sens des matérialistes (au sens de Spinoza ou de Diderot par exemple), il me semble pouvoir convenir à l’entreprise poétique de Christian Prigent. Sa lyrique amoureuse, loin de toute sucrerie post-romantique, témoigne bien selon moi d’une entente intestine de la Nature, d’un désir d’en faire passer l’énergie énergumène dans les entrailles d’une langue en effet soumise jusqu’à plus soif au principe carnavalesque.

Ainsi compris, les deux principes, le « pastoral » et le « carnavalesque », ne doivent pas être opposés. Ils sont en tension selon un rapport de force qui indéniablement, dans le cas de Prigent, fait la part belle au second et davantage à Sade qu’aux Dryades. Si l’on reprend les catégories de Schiller, celles du « naïf » et du « sentimental » (elles ne sont pas étrangères aux deux principes en question), on dira même que Christian Prigent est un poète avant tout « sentimental » (c’est-à-dire savant, critique, réflexif, surmoderne). Mais, et c’est toute la force de ces Amours Chino, la virtuosité jubilatoire qui est sienne dans l’usage du principe carnavalesque donne forme à une appréhension du monde où le chahut langagier est synonyme d’une naïveté seconde, d’un contact retrouvé à neuf, redivivus, avec cette vigueur sensuelle qui fait de la vie la saveur.

On peut bien sûr préférer un type de poésie où le curseur n’est pas aussi violemment déplacé du côté du pôle « carnavalesque ». Cependant, si ces Amours Chino sont un livre important, c’est justement par la façon qu’a l’auteur d’accentuer cet aspect (Adorno parlait à ce propos de « l’extrémisme artistique » des avant-gardes), sans jamais oublier ce qui, du principe « pastoral », continue de frapper à la porte. Toute la richesse du livre – et elle est grande – est dans cette dialectique, dans sa façon joyeuse (« objoyeuse » aurait dit Ponge) d’en inventer une modalité de toute évidence aujourd’hui majeure.



Les Amours Chino, Christian Prigent, éditions P.O.L, mai 2016.

Dossier Christian Prigent sur remue.net.

27 mai 2016
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