Ce qu’il faut d’héroïsme

Ce qu’il faut d’héroïsme pour se chausser, enfiler une veste, vérifier que l’on a bien son portefeuille, sortir et verrouiller la porte derrière soi, marcher ou prendre la voiture, le vélo, pour se rendre à l’école, dans le gymnase ou en mairie, saluer la personne à l’entrée, faire sa récolte des petits papiers, ajouter une enveloppe à la pile, tirer le rideau derrière soi, glisser un seul bulletin dans l’enveloppe après l’avoir plié, ressortir, faire la queue, présenter sa carte d’électeur et – parfois – sa carte d’identité, attendre que les gens trouvent votre nom sur le grand cahier, signer dans la bonne case, mettre l’enveloppe en face de la fente, patienter encore une petite seconde que la fente s’ouvre, et lâcher l’enveloppe alors que les noms qu’elle contient ne vous font plus rêver depuis longtemps, alors que vous luttez contre l’envie de la froisser, d’en faire une boule, de la transformer en pluie de confettis, d’éclater de rire comme si vous n’étiez pas dupe de la farce que l’on vous fait ; il en faut de l’héroïsme pour faire semblant d’y croire, pour prendre vos gestes d’aujourd’hui au sérieux, pour oublier la longue très longue trop longue liste de vos déceptions ; il faut de l’héroïsme et certainement un peu de bêtise, ou une amnésie salvatrice, pour oublier combien vous vous sentiez mieux d’être dans l’opposition, pour oublier qu’il est tellement inconfortable de soutenir des candidats qui forcément vous décevront forcément vous navreront forcément provoqueront de grands chagrins et de grandes colères ; à peine tremblez-vous lorsque vous glissez vos cartes dans votre portefeuille et votre portefeuille dans la poche intérieure de votre veste, vous avez été brave, vous l’avez fait, vous avez une nouvelle fois voté contre sans conviction parce qu’il n’est plus possible de voter pour mais simplement contre, parce qu’il n’est plus possible d’avoir confiance, de croire vraiment aux paroles d’un candidat, de vous dire qu’un parti ira contre l’ordre mondial, qu’un parti osera affronter ce que tous présentent comme inéluctable, comme fatal, comme immanquable ; et vous vous éloignez de l’urne sans vous effondrer au sol, sans hurler que vous n’en pouvez plus de ce monde dirigé par ceux qui possèdent ; vous êtes beau dans votre résignation douloureuse, vous vous consolez en disant que vous avez voté pour le moins pire, que si vous n’aviez pas voté et que les autres le remportent vous vous le reprocheriez durant des mois, que vous ne pourriez pas trouver le sommeil ; vous avez accompli votre devoir, vous vous souvenez de l’argument imparable du respect de ceux qui sont morts pour que d’autres puissent élire ; vous refaites un pas, vous n’avez plus de rêves, plus d’illusions ; vous êtes dessillé et vos yeux pleurent de ne pouvoir se reposer dans le noir, les lumières vous agressent, une vague nausée glace votre estomac ; vous vous dites que vous couvez un sale truc, que la gastro est de retour, vous avez chaud, vous avez froid, vous avez voté, vous ne pouviez pas ne pas voter ; vous refaites encore un pas et – comme vous êtes profondément héroïque ce matin – il vous reste la force de saluer l’homme qui se tient debout à l’entrée de la salle.

30 mars 2014
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