Cécile Wajsbrot | Incidences climatiques en littérature 1

Il y a quelque temps Laurent Grisel me demandait pourquoi je ne publierais pas le cours que j’ai donné entre octobre 2014 et février 2015 àla Freie Universität de Berlin autour de la façon dont la littérature aborde les questions climatiques. L’idée a fait lentement son chemin et relisant mes notes, j’ai pensé qu’il était en effet possible de les exploiter. Une discussion récente avec Dominique Dussidour a achevé de me convaincre. Alors voilà, ces notes rédigées, seize séances de séminaire qui seront distillées une àune sur remue.net. Merci àLaurent et àDominique de l’avoir ainsi suggéré et permis…

 

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INTRODUCTION

(15 octobre 2014)

Depuis 1850 c’est-à-dire depuis qu’il existe des relevés météorologiques systématiques, les dix années les plus chaudes, selon des sources diverses qui ne divergent que sur le classement, ont été 2010, 2005, 1998, 2013, 2002, 2009, 2006, 2007 et 2004. Quant àla décennie 2001/2010, elle a été déclarée la décennie la plus chaude depuis cette même date.
On observe aussi récemment une multiplication des phénomènes extrêmes. Hivers rigoureux, intempéries de tous ordres, inondations, grandes sécheresses... Cette présence de plus en plus forte des incidents climatiques – la chaîne américaine télévisée Weather Channel est spécialisée dans la diffusion de telles images — a des incidences jusque dans le langage. À la suite du tsunami du 26 décembre 2004, le mot est entré dans le quotidien des langues européennes. Bien sà»r, le phénomène existait depuis longtemps, la célèbre estampe de Hokusai, La Vague (en allemand, Die grosse Welle von Kanagawa, en anglais, The Great Wave off Kanagawa) en est le témoin mais cette vague, avant le tsunami d’Indonésie, on la regardait comme une vague, certes un peu forte, mais pas très différente de la houle ordinaire. De même que la description – la première, peut-être – figurant dans le livre VIII de L’Enquête d’Hérodote :

Artabaze était depuis trois mois devant Potidée lorsqu’un jour la mer se retira très loin du rivage et pendant longtemps ; quand les Barbares virent les bas-fonds découverts par les eaux, ils passèrent par làpour pénétrer dans la presqu’île de Pallène. Ils avaient déjàfait les deux cinquièmes du chemin, ils en avaient encore trois àparcourir pour l’atteindre lorsque la mer se mit àmonter, plus haut qu’elle ne l’avait jamais fait, selon les gens de ce pays où de telles marées sont fréquentes.

Le phénomène se manifestait mais il n’existait pas de mot, encore, dans la langue vernaculaire, pour le désigner. De fait, il ne semblait être qu’une sorte d’aggravation d’incidents climatiques relativement habituels sous nos latitudes et non un événement spécifique.
Et puis, nombreux sont les articles de recherche ou de vulgarisation qui attirent aujourd’hui l’attention sur la fonte des glaces au pôle Nord et sur ses dangers. L’océan Arctique pourrait devenir une mer libre pendant les mois d’été et libérer, en même temps que les glaces, de nombreux enjeux économiques – ce qui aurait pour conséquence des ressources énergétiques devenant exploitables, notamment le gaz et le pétrole, ce qui poserait le problème de la répartition des zones entre les pays constituant le Conseil arctique (créé en 1996), le Canada, le Danemark, les États-Unis, la Finlande, l’Islande, la Norvège, la Russie et la Suède.
Le climat, et plus particulièrement le réchauffement climatique, fait donc l’objet d’une attention toute nouvelle et très singulière, et la tenue de conférences internationales, depuis une vingtaine d’années, cherchant àprendre des décisions pour limiter, entre autres, l’émission de gaz àeffet de serre, rencontrent un écho de plus en plus grand. Parallèlement l’inquiétude des scientifiques et des non-scientifiques augmente àmesure des années. (Sur le site du GIEC les rapports sur le réchauffement sont disponibles dans leur intégralité ou sous forme de résumé.)

Pourquoi s’intéresser àce domaine d’un point de vue littéraire ?
Un premier élément de réponse pourrait être que les études du climat des époques passées se fondent sur des écrits. Par exemple dans son Histoire du climat depuis l’an mil, Le Roy Ladurie analyse les registres de paroisse, les dates des récoltes, des vendanges. Fixée par décret administratif, la date des vendanges signale effectivement les étés précoces ou au contraire maussades et permet de recueillir certaines données sur le climat du XVIIe siècle en Europe. À Lausanne on peut remonter jusqu’au XVIe siècle, àDijon, jusqu’au XIVe siècle. De même les mauvais étés des années 1770 et les récoltes fructueuses des années 1780 sont connus dans l’histoire, certains y voient l’une des explications de la Révolution française. Et puis, sans trop jouer sur les mots, on pourrait évoquer la lecture des anneaux des arbres. Celle-ci a permis en effet de repérer, par exemple la grande sécheresse de l’ouest des Etats-Unis, àla fin du XIIIe comme àla fin du XVIe siècle. Tout cela pour dire que si la météo àlaquelle nous avons affaire dans la vie courante est éphémère et ne fonctionne que par annonce le jour même et par prévisions àéchéance d’une semaine, guère plus, si la météo n’a affaire qu’au présent, voire àl’avenir immédiat, et n’a aucun passé, aucune mémoire, l’étude approfondie du climat suppose une inscription durable, des archives, des références, en un mot, une trace écrite où vient se fixer l’éphémère.
Et puis, dans de nombreuses Correspondances et Journaux d’écrivains, de personnalités, il est fait état du climat.
Voici un extrait d’une lettre de Mme de Sévigné datée du 28 juin 1675 :

Il fait un froid horrible, nous nous chauffons et vous aussi, ce qui est une bien plus grande merveille.

Mme de Sévigné est àParis tandis que sa fille est àGrignan, dans le sud de la France. Autre extrait, datant du 23 septembre, aux Rochers (en Bretagne), qui contient une évocation plus exhaustive :

Enfin, ma chère bonne, nous voilàretombés dans le plus épouvantable temps qu’on puisse imaginer. Il y a quatre jours qu’il fait un orage continu. Toutes nos allées sont noyées, on ne s’y promène plus. Nos maçons, nos charpentiers gardent la chambre. Enfin je hais ce pays et je souhaite àtout moment votre soleil. Peut-être que vous souhaitez ma pluie.
[…] Du reste je suis dans ma chambre àlire, sans oser mettre le nez dehors. Mon cœur est content, parce que je crois que vous vous portez bien. Cela me fait souffrir les tempêtes, car ce sont des tempêtes continuelles. Sans ce repos que me donne mon cœur, je ne souffrirais pas impunément l’affront que me fait le mois de septembre. C’est une trahison dans la saison où nous sommes, au milieu de vingt ouvriers. Enfin, tant que nous aurons des livres, nous ne nous pendrons point.

Souvent une équivalence s’établit, dans les Journaux intimes, entre le temps intérieur, l’humeur, et le temps extérieur. Amiel, par exemple, àla date du 12 mars 1851 de son Journal intime :

Pourquoi ai-je besoin de pleurer ? ou de dormir ? Langueur de printemps, besoin d’affection.

Maurice de Guérin, dans le Cahier vert, utilise une métaphore climatique pour parler de ce qu’il écrit, de la façon dont il écrit. Nous sommes le 10 décembre 1834 :

Qui ne s’est pas surpris àregarder courir sur la campagne l’ombre des nuages d’été ? Je ne fais pas autre chose en écrivant ceci. Je regarde courir sur le papier l’ombre de mes imaginations, flocons épais sans cesse balayés par le vent.

Enfin, il arrive que la fiction précède la réalité ou que la réalité rejoigne la fiction. Jules Verne, dans plusieurs de ses romans, défend l’hypothèse d’une mer libre au pôle Nord. Le réchauffement est en train de lui donner raison. Robert Silverberg, dans un roman d’anticipation intitulé Ciel brà»lant de minuit datant de 1994, décrit un monde àl’atmosphère irrespirable, qui, espérons-le, n’adviendra pas, mais dont certaines villes, en Chine, se rapprochent dangereusement.
Mais surtout, le climat est source de poésie et d’inspiration, pour les écrivains. Dès avant notre époque, c’est un courant, parfois apparent, parfois souterrain, qui irrigue romans et poèmes. Jusque dans le théâtre classique. Il n’y a qu’un seul vers, dans toutes les pièces de Molière, qui parle de la nature, il est dans la scène 4 du premier acte de Tartuffe :

La campagne àprésent n’est pas beaucoup fleurie.

Et cette notation s’orne d’une touche climatique.
Traquer les voies du climat dans la littérature est un merveilleux accès vers les œuvres, un merveilleux prétexte pour découvrir des textes ou relire autrement des textes déjàconnus.

12 avril 2016
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