Cédric Lagandré l Strangulation

Il y a très exactement un siècle, un an avant sa mort au champ d’honneur, Charles Péguy décrit dans les deux tomes catastrophés de L’Argent « le monde d’avant », ce monde chrétien qu’on croyait inébranlable et qu’une génération de banquiers aura suffi à balayer : quand tant d’autres s’enthousiasment de la modernité en marche, lui s’alarme : il est bien beau de « faire le malin », comme il ironise souvent, mais mesure-t-on vraiment ce qu’avec sa culture l’Occident a irréversiblement perdu ?



Parlons argent. Non pas pour relayer les platitudes fascinées, moralisantes, désinhibantes, etc., qui sont aujourd’hui, si j’ose dire, monnaie courante, ni les discours délirants qui entourent son culte, mais en prenant au sérieux le témoignage d’un homme qui a vu commencer ce monde, notre monde, pour nous familier comme soleil et pluie, et capable – sans qu’il soit vraiment question de nostalgie, malgré les apparences –, de le comparer à celui qu’il a chassé. S’il est vrai que Péguy – c’est de lui qu’il s’agit – constate la disparition irrémédiable de quelque chose, en l’occurrence d’un peuple, il n’exclut pas pour autant qu’un jour autre chose, un peuple qui serait tout autre, vienne à se produire : « Je ne dis pas : la race est perdue. Je ne dis pas : le peuple est perdu. Je dis : nous avons connu un peuple que l’on ne reverra jamais » [1]. Péguy ne mâche pas ses mots, mais il n’y a pas de sens à le dire pessimiste. Il n’y a plus de peuple, c’est un fait qu’il note sans larmoiement, mais sans non plus la moindre complaisance pour un avenir fétichisé à vide, comme il est parfois de bon ton dans la religion du progrès. Il n’y a plus ce peuple qu’il a connu, qu’il a « touché », dont il a « lui-même été ». Mais alors, qu’y a-t-il à sa place ? C’est dans cette direction, plutôt que dans une analyse « économique » au sens étriqué du terme, que s’engage le questionnement de Péguy.
Charles Péguy occupe une position historique telle qu’indépendamment d’une virtuosité stylistique rarement célébrée, son témoignage est unique : à cheval sur un monde qui finit et un nouveau qui commence, il peut, mieux que nous ne le pouvons, percevoir dans sa nudité l’époque historique dans laquelle nous galopons, nous autres modernes, à bride rabattue. Aussi n’est-il pas tellement question d’argent dans L’Argent. Péguy n’essaie pas, comme Aristote, Smith ou Marx, de le définir. C’est à peine s’il est seulement nommé, sinon dans le titre, qui du même coup semble viser le nouveau Souverain titrant sa création. C’est la nouveauté et la soudaineté de son règne qui intéressent Péguy, et la puissance redoutable qui fit basculer presque instantanément un monde dans un autre : l’irruption de l’Argent comme règle absolutiste des rapports humains (et des rapports au monde) frappe Péguy par sa vitesse foudroyante, paralysante, tout autant que par l’ampleur des transformations qu’aussitôt là l’Argent impose : c’est presque en un clin d’œil que tout a changé, radicalement, irréversiblement, avant que quiconque, alerté, eut le temps de dire ouf : « Une ferme en Beauce, encore après la guerre, était infiniment plus près d’une ferme gallo-romaine, ou plutôt de la même ferme gallo-romaine, pour les mœurs, pour le statut, pour le sérieux, pour la gravité, pour la structure même et l’institution, pour la dignité (…), qu’aujourd’hui elle ne se ressemble à elle-même » (1048). Le paysan du 19e était un paysan de l’Antiquité. Celui d’aujourd’hui est d’une espèce tout à fait nouvelle, pour le « statut », le « sérieux », « la structure et l’institution ». Le nom (« ferme », « paysan ») demeure, mais cette persistance ne doit pas nous abuser : il ne vise plus la même réalité : « elle ne se ressemble plus à elle-même », elle ne ressemble à rien (et depuis lors les noms se sont ajustés à la dissemblance : « exploitation agricole », « agriculteur », etc.) Ou encore, ceci : « Un artisan de mon temps était un artisan de n’importe quel temps chrétien. Et sans doute peut-être de n’importe quel temps antique. Un artisan d’aujourd’hui n’est plus un artisan » (1050).
L’Argent ne parle pas d’argent ; il observe ce que l’argent a changé au monde, au travail, à la dignité, à l’homme et au temps ; lui-même, comme Dieu, reste invisible ; et il n’est pas nécessaire d’être chrétien comme Péguy, ni socialiste, pour percevoir la puissance de ses intuitions. Parmi celles-ci, dont notre modernité doit faire la part du lyrisme, Péguy affirme que ce que les hommes, c’est-à-dire surtout les pauvres, ont perdu avec le règne de l’Argent, c’est la dignité, mieux, la « sainteté » d’être pauvre : Dieu sait au contraire à quelles compromissions s’est livré le riche ! Presque du jour au lendemain, le pauvre devint honteux d’être pauvre, et nous pourrions ajouter : la richesse du riche devint preuve de sa valeur plutôt que de sa sournoise habileté. L’argent, c’est avant tout ce qu’on n’a pas, ce dont on a honte de manquer. Peu importe ici à Péguy, qui n’est pas marxiste, la répartition des richesses ; seule l’intéresse sa résonance symbolique, le domaine de la représentation, là où seulement la vie humaine fait sens. Et si les conditions matérielles, d’un jour sur l’autre, sont restées inchangées, la représentation de ces conditions a subi quant à elle une altération irréversible. En fait, cela a suffi à tout changer ; avant cette mutation brutale, on était pauvre, naturellement, « et pourtant tout le monde bouffait. Il y avait dans les plus humbles maisons une sorte d’aisance dont on a perdu le souvenir. Au fond on ne comptait pas. Et on n’avait pas à compter. Et on pouvait élever des enfants. Et on en élevait. Il n’y avait pas cette espèce d’affreuse strangulation économique qui à présent d’année en année nous donne un tour de plus. On ne gagnait rien ; on ne dépensait rien ; et tout le monde vivait ». Puis ce qu’il ajoute fait frémir, résonnant jusqu’à nous avec une démoralisante fraîcheur : « Il n’y avait pas cette strangulation économique d’aujourd’hui, cette strangulation scientifique, froide, rectangulaire, régulière, propre, nette, sans une bavure, implacable, sage, commune, constante, commode comme une vertu, où il n’y a rien à dire, où celui qui est étranglé a si évidemment tort » (1049, je souligne). Combien d’« étranglés » parmi nous, perdant le sommeil d’être coupables, coupables d’être pauvres, et « si évidemment » en tort face à l’huissier qui au matin frappera à la porte ? L’empire du management ne renierait pas cette « propreté » de la strangulation, sa technicité froide et infaillible, par laquelle, opposant chacun à tous, il pense augmenter la rentabilité de la marchandise humaine. La fin du travail, non pas de la servitude, bien au contraire, mais la fin de la dimension du travail chez l’homme, de son honneur et de son plaisir, est encore, un siècle plus tard, ce dont, littéralement, nous crevons. Si quelque chose porte encore le nom de travail, c’est une usurpation : il ne s’agit la plupart du temps que d’« emploi ». « Travailler c’est prier » (1052), lançaient les artisans aux curés en pensant les provoquer. On n’avait pas encore fait du travail le contraire absolu d’une célébration du monde. Et Péguy d’ajouter : « j’ai vu toute mon enfance rempailler des chaises exactement du même esprit et du même cœur, et de la même main, que ce même peuple avait taillé ses cathédrales » (1050). Il faut dire le mot : le travail est « religieux », au sens de religere dont Cicéron rappelle qu’il signifie un « soin scrupuleux » apporté à une réalité autre que soi, déploiement d’une attention ressemblant à la prière et qui s’oppose à la négligence (negligere). Aussi y avait-il un « honneur du métier », une joie dans le faire, qui n’a strictement rien à voir, malgré les efforts rhétoriques que les théoriciens du management déploient en ce sens, avec la fierté narcissique d’avoir un emploi. En quoi malgré tout Péguy rejoint Marx : « C’est parce que la bourgeoisie s’est mise à traiter comme une valeur de bourse le travail de l’homme que le travailleur s’est mis, lui aussi, à traiter comme une valeur de bourse son propre travail » (1054). Avec cette conséquence, triomphe de « la démagogie bourgeoise intellectuelle », que « du peuple le plus laborieux de la terre » on a fait ce peuple bizarre, « qui sur un chantier met toute son étude à ne pas en fiche un coup ». C’est à la négligence que ce drôle de travailleur qui n’est plus « artisan » ni artiste apporte désormais un soin religieux : « toute son étude »… L’Argent est religion, dont tout le contenu consiste dans la destruction des autres – en l’occurrence la Chrétienne, monument bimillénaire soufflé en une génération. A la prière il substitue l’acte de « quémander » : « Un ouvrier de ce temps-là ne savait pas ce qu’était que quémander. C’est la bourgeoisie qui quémande. C’est la bourgeoisie qui, les faisant bourgeois, leur a appris à quémander » (1051). Au monde pré-capitaliste, les catégories de discours capitalistes ne s’appliquent pas : « demander du travail, ce n’était pas demander. (…) C’était se mettre à sa place dans un atelier. C’était, dans une cité laborieuse, se mettre tranquillement à la place de travail qui vous attendait ». Dans un tel monde il ne pouvait y avoir de « marché du travail », sauf à prendre à la lettre des schèmes anachroniques.
La « désertion du travail » n’est donc pas qu’une rubrique dans le relevé des transformations causées par l’argent : elle met plutôt en jeu la « culture » et le sens de l’existence toute entière. La strangulation économique, qui exclut même jusqu’au choix d’être pauvre (tous doivent se vouloir bourgeois, même quand ils restent pauvres : « … cet enfer du monde moderne où celui qui ne joue pas perd, et perd toujours, où celui qui se borne dans la pauvreté est incessamment poursuivi dans la retraite même de cette pauvreté » 1073), donne lieu à une temporalité nouvelle : le « quotidien » aussi innocemment désigné que si nous parlions du jour, et comme s’il allait de soi, comme si nous visions par là une réalité naturelle. Mais le quotidien n’est pas la simple contrainte imposée au temps vécu de se déployer partes extra partes suivant un ordre simple de succession. Ce que vise la notion, c’est la temporalité propre à la strangulation économique, c’est le tempo du bagne, pour reprendre une autre expression forte de Péguy (« Ils n’avaient aucunement cette impression que nous avons d’être au bagne » (1060)). Avant l’Argent, dit Péguy, avant cet argent Majuscule, « Tout était un rythme et un rite et une cérémonie depuis le petit lever. Tout était un événement sacré. Tout était une tradition, un enseignement, tout était légué, tout était la plus sainte habitude. Tout était une élévation, intérieure, et une prière, toute la journée (…) » (1052). Inutile d’insister sur la religiosité suggérée par le texte. Rite, cérémonie, sacré, sainteté… A cette ligne religieuse s’en ajoute une autre, celle de la tradition : « Tout était légué » : autrement dit, les deux modes sous lesquels un sujet n’est pas tout et se reconnaît un autre, qu’il s’agisse du marbre du sculpteur ou du legs dont il est l’héritier. Ils étaient des fils, et non des pères. Doublement fils : de Dieu d’abord (Péguy parle du monde chrétien), du père ensuite, symbolique ou réel, qui me lègue l’existence aussi bien que mon savoir-faire. Dans le monde moderne, il n’y a plus que des pères sans père, sans extraction. Les jours qui passent ne leur sont donc pas donnés, mais infligés, comme ils le sont au bagne. C’est cela et rien d’autre, le quotidien : le jour en tant qu’il ne m’est pas donné, qui n’est pas un legs, qui n’engage aucune gratitude, aucun rite, aucune fête, aucune célébration. Le jour, en tant qu’il donne un tour de plus à la strangulation.
On comprend mieux le mot tranchant de Notre Jeunesse : « c’est la première fois dans l’histoire du monde que tout un monde vit et prospère, paraît prospérer contre toute culture » [2]. L’Argent fait écho à cet constat lugubre : « le monde moderne, lui seul de son côté, se contrarie d’un seul coup à tous les autres mondes, à tous les autres mondes ensemble en bloc et de leur côté » (1072). Il y a bien un privilège de ces temps modernes, de cet Argent visé comme Evénement, mais paradoxal : sa nature propre est de liquider toute forme de culture en général, de se contrarier à toute autre, de rendre toute autre impossible. Et par suite, de liquider tout avenir : « C’est une grande tristesse quand les hommes de soixante ans ont gardé toutes leurs illusions et quand les hommes de quarante ans ne les ont plus. Et c’est encore un signe de ce temps et de l’avènement des temps modernes, et rien de cela ne s’était présenté dans aucun autre temps. C’est une grande misère quand les hommes de soixante ans sont plus jeunes, et les hommes de quarante ans ne le sont plus » (1078).


Cédric Lagandré.


Cédric Lagandré enseigne la philosophie. Intéressé par l’imbrication inaperçue des questions sociales et métaphysiques, il a notamment publié La Société intégrale (2009) et La Plaine des asphodèles (2012) dans la collection Climats de Flammarion, ainsi que L’Actualité pure, essai sur le temps paralysé aux éditions PUF (2009). Il est également chroniqueur pour la revue Mouvement.

17 juin 2013
T T+

[1L’Argent, Sixième cahier de la quatorzième série, 16 février 1913. Pour toute citation, nous nous réfèrerons à la pagination de l’édition de La Pléiade, Gallimard, Paris, 1957. Pour la présente citation, voir p. 1059.

[2Notre Jeunesse, édition de La Pléiade, p. 507.