Christian Salmon | Voilà le capitalisme culturel

Les deux plus grands groupes de la presse française sont désormais détenus par deux marchands d’armes parmi les plus puissants du complexe militaro-industriel. Le rachat par Wendel Investissement au groupe Lagardère de 60 % d’Editis et qui fait d’Ernest Antoine Seillière, patron des patrons, le deuxième éditeur français (Nathan, Bordas, Plon Perrin, La Découverte...) a lui aussi valeur de symbole. Le patron du Medef, déjà arrivé via l’Unedic aux avant-postes de la politique culturelle, au cours de la récente crise des intermittents, va détenir un pouvoir de contrôle sur une grande partie de ce qui s’écrit et se publie en France. L’heure du capitalisme culturel est venue.

Qui ne voit que, dans cette double intrusion, il ne s’agit nullement d’une guerre machiavélique qu’un pouvoir de droite, bien mal en point par ailleurs et presque hors de combat, entreprendrait contre l’intelligence (insurgée ?), mais de la mise en place patiente et concertée d’un nouveau mode de production dans les sphères jusque-là protégées de la culture et de la communication. Après le capitalisme financier qui succéda lui-même au capitalisme industriel, voici l’époque du capitalisme culturel. Adaptation, restructuration, nouvelles règles du jeu, équilibre budgétaire : n’est-ce pas le discours qu’on a tenu successivement depuis la guerre, aux paysans, aux mineurs, aux sidérurgistes, aux cheminots, aux infirmières, aux enseignants... et qu’on tient maintenant aux artistes et aux chercheurs ?

Mais comment en sommes-nous arrivés là ? Comment une telle débâcle après les campagnes culturelles du général Jack Lang. Les a-t-il vraiment gagnées. Ou est-il le général d’une culture morte ? Qu’a-t-on fait du ministère de la Culture vidé de ses moyens au profit des régions et surengagé par les grands travaux ? Il suffit de prêter l’oreille au désespoir qui gagne les chercheurs, les artistes, pour découvrir la misère non pas seulement culturelle, mais symbolique, comme l’a bien montré Bernard Stiegler (De la misère symbolique, Galilée 2003).

Nous voici donc avec un baron perché dans l’édition qui n’a rien à envier au cavaliere Berlusconi qui détient les clefs de la Mondadori, le Gallimard italien, et à qui on tenta bien impudemment d’interdire il y a quelques saisons l’entrée du Salon du livre. Loin de le rejeter, le monde de l’édition aurait dû lui faire un triomphe. Il lui montrait la voie. Plutôt que de donner des leçons de démocratie, il lui fallut recevoir les siennes. Car c’est Berlusconi qui était résolument moderne. N’a-t-il pas montré la route à notre capitalisme archaïque, dix-neuviémiste, en concentrant entre ses mains un empire médiatico-éditorial qui lui donne un pouvoir qu’aucun Etat même totalitaire, aucune Eglise même fondamentaliste, n’a jamais eu sur les esprits, un pouvoir absolu, qui se passe de toute mise à l’index, de tout imprimatur, de tout contrôle a priori et a posteriori ; dont l’influence ne se mesure pas au conditionnement ou contrôle idéologique mais à la domestication des individus. L’Italie ou les États-Unis avaient une longueur d’avance sur la France. Cette France qui a mis longtemps à se résoudre au consumérisme en matière culturelle (la télé-réalité ne s’y installe qu’avec retard et au prix d’une violente polémique unique en Europe alors qu’elle a déjà triomphé en Angleterre, en Italie ou en Espagne) peut-être grâce à cet anachronisme moderne qu’est le phénomène de Gaulle, seul à penser en ces années-là, à tort peut-être, qu’une nation c’est une narration, d’où la conception centraliste d’un Malraux qu’on a un peu vite bradée au profit de l’évidence non discutée des bienfaits de la décentralisation. D’où cet « élitisme populaire », en quoi l’on reconnaît aujourd’hui l’héritage de Jean Vilar, qui nous a épargné longtemps « la vulgarité culturelle des élites », roman de gare, théâtre de boulevard, beaufisme d’un certain cinéma français. L’édition, dépendants et indépendants confondus, aurait tort de se scandaliser des évolutions en cours. Pas plus que la gauche qui n’a en matière culturelle pas d’autre idée qu’une démocratie d’accès. La rocambolesque affaire de revente d’actions au Seuil, avec délits d’initiés, plus-values, démissions, et règlements de comptes - un Dallas rue Jacob - devrait nous instruire des progrès de l’esprit du capitalisme dans les plus vieilles maisons chrétiennes. Et quelle différence y a-t-il, hormis la taille, entre la vente d’Editis à Wendel et celle du Serpent à plumes aux éditions monégasques du Rocher, ventes décidées dans le plus grand secret et au nez et à la barbe de leurs équipes éditoriales ? Le rachat de Houellebecq par le groupe Lagardère annoncé à ses actionnaires en présence de l’intéressé, comme l’acquisition d’une grande marque ou pas moins que le transfert d’un Zidane au Real de Madrid signale un autre aspect de l’évolution en cours. Car il ne s’agit pas simplement ici de passer d’une maison d’édition à une autre mais, et en cela c’est une première, d’une maison d’édition à un groupe industriel. Ce que Lagardère a acheté, ce n’est pas un roman, mais une marque, dont on déclinera en les confiant à des filiales (comme Fayard) les produits dérivés, film, roman, disques... Houellebecq dont on défendit en justice, il y a peu encore, le droit à la fiction et au roman, contre des plaignants sans humour, est le complice et la victime d’une mutation qui n’est pas sans rappeler la technique du clonage dont il s’est fait le propagandiste douteux : la labellisation de l’auteur et la transformation de sa production en produits dérivés.

On démarque ; on duplique. On labellise. La mise au pas de la recherche, de l’éducation, de la culture, de la santé, n’est pas que de consigne ministérielle. C’est la même violence qui s’exerce à tous les niveaux de la société bousculant les statuts, les réseaux, les volontés... Elle vise à favoriser non pas des connexions, mais des conglomérats dont les résultats financiers seront accessibles au langage formaté des contrôleurs de gestion. On parle de rationalité budgétaire, de visibilité, de productivité culturelle, scientifique, médicale. Laculture ne peut plus être maintenue artificiellement à coups de subventions (comme la recherche fondamentale ?) en dehors de la sphère de la circulation. Mais il avait fallu d’abord que la culture prenne la place de l’art, le commentaire journalistique de la pensée critique, la diffusion des techniques le pas sur la recherche. Il a fallu d’abord que l’art et la pensée s’inclinent pour que la culture s’impose comme un divertissement, un loisir, un assujettissement. Alors guerre à l’intelligence ? Cessons de faire à la gauche ce crédit de représenter l’intelligence et la culture par une sorte de droit naturel quand elle ne perd jamais une occasion depuis vingt ans de témoigner de son aveuglement et de sa soumission à l’air du temps. D’ailleurs a-t-on entendu la gauche sur ces questions d’actualité et lorsqu’elle le fait, n’est-elle pas piégée par son propre langage puisqu’elle partage avec la droite en matière culturelle, les mêmes paradigmes, (proximité, intégration, fêtes, visibilité...) avouant ses sympathies pour la télé-réalité ou les chanteurs de variétés, tout empressée qu’elle est à se montrer réceptive aux codes médiatico-marchands, docile à l’air du temps. Est-ce que la gauche ne pourrait pas abandonner un temps les facilités des fêtes en tout genre et engager une réflexion sur une action repensée des pouvoirs publics en matière artistique ? Parier sur la lente éclosion des œuvres. L’ouverture difficile des esprits. Le cheminement erratique de la vérité. Utiliser l’argent public à des tâches d’avenir. Favoriser la défense et la protection de l’art contre l’industrie culturelle. Consolider des maisons d’édition qui s’engagent à faire oeuvre artistique et intellectuelle. Définir des stratégies de résistance à la marchandisation culturelle. Repenser ce qu’on a qualifié improprement d’exception culturelle. Alors qu’il eût fallu dire exception artistique, c’est-à-dire repenser avec les intéressés la place de l’art dans la société. Et celle des artistes : leur responsabilité devant le langage, le devoir de figurer le monde, l’exigence intime et sociale de produire des récits. Redéfinir les conditions de la libre création. Sortir des incantations contre la censure. Distinguer les « actes » interdits et les interdits de « langage » dans leur autonomie comme nous y invitait Foucault. Rompre avec une conception naturaliste de la liberté d’expression. Définir la fonction auteur comme un des rouages essentiels du cadrage des discours fictionnels. Bref, passer de la simple défense du droit d’expression ou de création à une géostratégie de l’espace culturel. Penser la censure en milieu ouvert, médiatico-marchand, qui opère par inondation, répétition, saturation. Deleuze l’avait annoncé, avec une lucidité que les années qui passent rendent si manifeste : pire aujourd’hui que la censure des droits individuels d’expression, il y a l’espace culturel qui se met en place : un espace culturel standardisé, homogénéisé, dominé par les grands standards médiatiques et les industries culturelles transnationales, un espace Schengen de la culture, un McDonald culturel. Nous y sommes.

© Libération, le 1er juillet 2004

17 mars 2003
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