Claudine Galea | Charlie Love
Un matin comme les autres avant que ce soit le pire jour de ma vie
Tu es mort parce que tu dessines dans un journal tu es mort parce que tu dis avec ton crayon ce qui ne se dit pas Tu es mort parce que tu es drôle beau intelligent l’esprit vif l’esprit alerte Tu es mort parce que tu ne te laisses pas dicter ta vie tes gestes ta pensée Tu es mort parce que tu n’as pas peur Tu es mort et tu as eu le temps d’avoir peur quand ils ont vidé leur chargeur sur tes collègues et sur toi Tu es mort dans le bruit que fait la mort armée de rifles de guns d’armes de guerre automatiques Tu es mort dans le hurlement de haine que fait la mort rugissante de haine Tu es mort parce que tu es humain Tu es mort parce que l’humain perd son humanité Tu es mort parce que tu crois en l’égalité la liberté le respect la justice Tu es mort parce que tu as choisi l’humour l’ironie le rire au lieu de la mort Tu es mort parce que tu préfères les humains au Tout-Puissant Tu es mort parce que le Tout-Puissant ne t’a pas donné les guns les rifles les armes automatiques les pistolets mitrailleurs et les armes de guerre Tu es mort parce que le Tout-Puissant ne t’a pas enrôlé dans son armée de haine Tu es mort parce que tu as dessiné de drôles de choses sur la tête du Tout-Puissant et que ça a fait rire notre fils et que ça m’a fait rire et que ça a fait rire beaucoup de monde Tu es mort parce que tu fais rire avec ce qui fait mal parce que le rire enlève le diable Tu es mort parce que le Tout-Puissant ne rit pas Tu es mort parce que tu ne crois pas au Tout-Puissant Tu es mort parce que tu as une femme que tu embrasses le matin une fille et un garçon que tu emmènes à l’école Tu es mort parce que tu ne caches pas ta femme tu ne caches pas ta fille tu les embrasses à visage découvert tu leur dis combien elles sont belles Tu es mort parce que ton fils ne surveillera pas sa sœur Tu es mort parce que ta femme vit sa vie de femme dans la maison dans la rue à son travail au cinéma à la piscine au café et sur la plage l’été avec sa mère et votre fille Tu es mort parce que tu ne baisses pas les yeux lorsqu’une jolie fille passe dans la rue Tu es mort parce que tu n’apprends pas à ta femme à baisser les yeux dans la rue Tu es mort parce que l’amie de ta femme aime les femmes parce que le maître de ton fils aime les hommes Tu es mort parce que tu croques la vie par tous les bouts parce que tu croques les Grands Importants et les petites gens et que tu les fais rire les uns des autres Tu es mort parce que tu as souhaité une bonne santé au sous-chef du Tout-Puissant Tu es mort et je t’ai perdu un matin d’hiver et ton fils et ta fille t’ont perdu un matin d’hiver
Un matin d’hiver comme les autres et je n’avais aucune envie de sortir j’avais décidé de travailler à la maison en buvant du thé j’avais ramassé tous les vêtements sales des enfants les collants en boule les jeans et les chaussettes de tennis en boule les tee-shirt sucrés et salés et soudain décidé de laver les draps de tous les lits éprise d’une envie de clair de propre de repassé d’odeurs de lavande et de citron j’avais ouvert les fenêtres dans les chambres laissé entrer l’air glacé mis de la musique classique et bu un espresso à la petite machine offerte à Noël Noël c’était il y a dix jours ou un siècle Et ces mots d’amour de l’Ancien Testament
Te voilà si belle
mon amie
Te voilà si belle
Tes yeux
oh des colombes
Te voilà si beau
mon amour si gracieux
Notre lit
si frais
J’ai mis des draps frais aux lits des enfants et à notre lit Mon amour j’ai écouté la sixième suite pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach j’ai appelé les amis chez lesquels on devait aller dîner ce soir et je me suis dit qu’après ta réunion je te téléphonerais pour que tu achètes ces délicieux gâteaux italiens que tu trouves à côté du siège du journal et j’ai mis une bouteille de champagne au frais Nous allions fêter trente ans d’amitié ma mère viendrait garder les enfants je l’ai appelée Tout va bien ma chérie tout va bien maman je vais travailler un peu ici pas le courage de sortir il fait froid Et la matinée est passée et j’ai eu faim je mangeais seule ce midi comme tous les midis c’était un jour ordinaire un jour d’hiver ordinaire j’ai eu envie de poisson à la coriandre et de riz j’ai eu envie de chapatis et de merguez j’ai eu envie de légumes vapeur et de fromage de chèvre j’ai eu envie d’un verre de vin pour réchauffer tout ce gris dehors soulever la casquette de froid ouvrir une brèche de soleil dans le plafond de l’hiver j’ai débouché une bouteille de Bandol et le téléphone a sonné je me suis d’abord servi un verre le téléphone a cessé de sonner j’ai eu envie d’une cigarette mais je ne l’ai pas allumée le portable a sonné j’ai vu le numéro du journal s’afficher j’ai pris la communication j’étais sûre que c’était toi que tu avais eu la même idée que moi Et si j’achetais ces délicieux canoli qu’ils font dans la rue d’à côté ma chérie La voix n’était pas toi la voix était celle d’un de tes collègues et je ne l’ai pas reconnue la voix a dit Est-ce que tu peux venir maintenant au journal et puis la voix s’est tue elle s’est brisée Pardon a dit la voix pardon et la voix pleurait Ils l’ont eu ils ont eu aussi le boss et les autres ils ont tiré dans le tas on était en pleine conférence de rédaction Et je me suis assise sur le bord de la table et j’ai avalé mon verre de Bandol sans penser à ce que je faisais sans comprendre ce que j’entendais Tu peux venir tout de suite maintenant prends un taxi les rues sont bloquées et ne laisse pas les enfants à l’école ils vont l’apprendre trop vite L’autre téléphone sonnait il sonnait j’ai attrapé mon manteau je me tenais la tête les cris ne sortaient pas je ne pouvais pas le croire je ne pouvais pas croire que tu étais étendu au milieu de tout ton sang je ne pouvais pas le croire pas l’imaginer pas hurler pas pleurer J’ai appelé ma mère Va chercher les enfants à l’école amène-les chez toi je vais là-bas le chercher j’arrive J’avais dit que j’allais te chercher je te ramènerais tu avais une blessure à l’épaule ou à la tête allez à la tête s’il le faut je te ramènerais tu serais très fatigué et dans le taxi tu poserais ta tête contre mon épaule et te serrerais mes mains dans tes mains Tout va bien ma chérie ils ne nous auront pas encore cette fois C’est ça que je me racontais dans ma tête et dans le taxi je me racontais des histoires des histoires de gamine qui a peur et qui ne veut pas voir la réalité je me gavais des histoires d’horreur qui se terminent quand la salle se rallume des histoires des histoires tant que je me racontais des histoires tu étais vivant tu étais avec moi dans ma tête tu étais avec moi ce matin en passant ta frimousse par la porte de la cuisine tu étais avec moi bientôt pour rentrer à la maison Nous étions toujours pleins d’histoires dans cette maison ce matin La Petite Sirène toi et le garçon vous les dessinez et la fille et moi nous les parlons Le téléphone sonnait sans arrêt dans ma main je l’ai mis sur silencieux Je continuais à imaginer la suite comment peut-être nous irions te faire faire un pansement à l’hôpital et est-ce que j’avais éteint le gaz est-ce que je l’avais allumé est-ce que j’avais mis quelque chose à cuire pour le déjeuner et nous pourrions boire du Bandol quand nous serions rentrés Est-ce que la folie commence comme ça en se racontant des histoires à dormir debout à aimer encore Est-ce que la folie commence avec des mots plein la bouche des mots qui contenaient l’horreur qui l’entouraient d’amour et de consolation des mots qui inventaient happy end sur happy end Est-ce que la folie commence avec les histoires abracadabrantes qu’on se raconte quand on est tout seul Est-ce que la folie avait commencé ce matin quand la petite s’accrochait à moi en me réclamant La Petite Sirène Est-ce que les histoires sont obscènes est-ce que le silence est digne est-ce qu’il faut parler crier pleurer se taire Qu’est-ce qu’il faut faire Est-ce que la mort commence avec les histoires qu’on se raconte est-ce que la mort a commencé ce matin quand je racontais une histoire à ma fille quand mon fils dessinait assis sur le radiateur Est-ce que les histoires servent à continuer à vivre Est-ce que je peux redevenir une enfant qui croit que l’histoire va finir bien quand le film se termine Est-ce que j’ai le droit de me raconter une histoire pour sortir du cauchemar est-ce que le cauchemar prend toujours fin Réponds-moi je t’en prie réponds-moi Je te parlais tout bas tout haut je regardais les rues les gens qui commençaient à crier à brandir le poing à tomber dans les bras les uns des autres je regardais les bouchons se former et les sirènes de police se rapprochaient et les cordons de police avaient bouclé ton quartier et le taxi n’est pas passé et il a dit Allez-y madame et j’ai tendu un billet et il a secoué la tête il écoutait les infos quand j’étais montée dans la voiture un flash spécial qui avait interrompu tous les programmes et je n’avais rien entendu je me racontais des histoires des histoires d’accidents et de blessures je me racontais les mots que tu prononcerais quand j’arriverais je me racontais ton rire et les bons mots que vous auriez déjà inventés pour parler de tout ça de l’attentat raté de la haine grillagée je me racontais les mots doux et protecteurs que tu me dirais parce que comme d’habitude je serais plus secouée que toi et tu me rassurerais et nous finirions par rentrer et tu expliquerais aux enfants la violence et l’aveuglement le manque d’éducation et l’endoctrinement l’idiotie de la haine Et tu ferais un dessin deux dessins dix dessins que tu montrerais aux enfants et nous serions tous les quatre autour de la table de la cuisine à élire celui qui nous plairait le plus et on ne serait pas tous d’accord mais on serait d’accord pour dire Papa est le plus fort et tu dirais Le rire est plus fort que la haine l’humour est plus fort que la haine l’intelligence est plus forte que
Tu es mort et je n’ai plus d’histoire dans ma bouche j’ai le goût acre de ton sang Tu es mort et tu me dis Raconte une histoire une histoire drôle s’il te plaît raconte une histoire drôle qui nettoie tout ce sang et ce malheur Et moi je lave le reste du jour dans mes larmes Tu es mort parce que tu savais rire parce que tu étais un petit garçon rieur parce que tu étais un petit garçon le crayon à la main des dessins sur ses mains et sur ses mouchoirs en papier des dessins sur le dos des livres et sur les murs de ta chambre des dessins sur la semelle de tes chaussures sur ton carnet de vaccination sur les papiers qui entouraient le fromage et le jambon des dessins sur la chemise blanche que ta mère avait repassée le matin même des dessins sur le siège de la voiture des dessins sur le miroir avec le rouge à lèvres des dessins avec ton souffle sur la fenêtre les matins d’hiver des dessins avec la pointe du couteau sur le tronc des arbres des dessins avec un tournevis sur la terrasse Arrête de torturer le bois le marbre et le béton criaient moitié riant ta mère et ton père Maman je ne fais pas de mal je dessine Des dessins sur ton cartable et sur ton sac à dos et ton sac à dos se renversait et tombaient des crayons des stylos des feutres des encres des craies des pigments En tombant ta main a balayé la table de travail sur le sol au milieu des papiers des crayons des carnets des feuilles ta main était fermée autour d’un stylo et le sang coulait coulait il coulait J’ai pris le stylo dans ta main serrée je l’ai essuyé et je l’ai mis dans ma poche Donne-le au garçon ne lui montre pas de photos ne lui montre pas tout ce sang ce carnage nos visages déchiquetés les morceaux de cervelle sur le mur tiens-le à l’écart des images toutes faites donne-lui le stylo il saura faire le dessin