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1 – Trajectoires du rêve

« Trajectoires du rêve, du romantisme au surréalisme »

Même si l’intitulé de l’exposition vient d’un livre d’André Breton (« Trajectoire du rêve », 7ème cahier GLM, mars 1936), dont le titre exact ne porte pas de « s » (car celle-ci se devait d’être unique et rectiligne), le pluriel qui lui a été donné là rend compte des multiples courants qui, partis du romantisme, ont été se jeter dans le mouvement surréaliste tout en le nourrissant.

Le lieu de l’exposition, situé on ne peut mieux sur la « terrasse Lautréamont » (!) du forum des Halles à Paris, n’est « haut » que d’un étage : de là, on surplombe le café « Au père tranquille ». L’intérêt est qu’il s’agit d’un endroit de passage peu fréquenté. Je suis sûr que l’on n’y comptera pas 50 000 visiteurs comme lors de l’ouverture au public de la salle Drouot, à l’occasion de la récente vente de la collection Breton.

Ce qui est réussi dans cette présentation, sous un éclairage très réduit qui distille une atmosphère à la fois de conspiration et d’attention précise, c’est la symbiose qui éclate aux yeux : le cheminement à travers les livres originaux (Novalis : « Les disciples à Saïs », GLM 1939, avec un portrait d’André Masson, « L’âme romantique et le rêve », José Corti 1939, exemplaire de Paul Eluard), les tableaux (ceux d’Hercules Seghers menant à ceux de Max Ernst comme « La forêt pétrifiée », frottage, 1929).

Les manuscrits sont nombreux (on se dit qu’ils ont eu de la chance !) sous les vitrines : l’écriture de Gérard de Nerval, de Novalis, de Victor Hugo, de Breton...

Le fameux manuscrit autographe de 1927 de Nadja est là, de l’écriture fine d’AB, avec la mention (sans commentaire des « pleureuses ») : « Collection Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé ».

Si Nadja a été raturée, elle a donc en plus été blessée par l’affairisme double du couturier et de l’homme de cour.

L'ordonnancement des cinq ou six salles est chronologique mais sait opérer des rapprochements inattendus : les expériences sur l’électricité, les cailloux de Caillois (jusqu’à une météorite de quelques kilos, tout simplement !), le bâton de fourrure que l’on peut frotter sur sa paume pour faire se mouvoir deux feuilles d’or dans un réceptacle de verre, les trois dessins de Nadja elle-même, à la mine de plomb, 1926. Deux proviennent d’une collection particulière, le troisième est un portrait d’AB, collection Paul Destribats, sur lequel notre ami indélébile a écrit lui-même : « Plusieurs fois elle a tenté de faire mon portrait les cheveux dressés, comme aspirés par le vent d’en haut, tout pareils à de longues flammes. »

Et puis, cette phrase de Victor Hugo, que j’ai recopiée sur mon carnet : « La nuit est une illusion des étoiles » (« L’œil égaré dans les plis de l’obéissance au vent », Paris GLM, 1956).

Et puis encore des photos d’August Strindberg (« Celestographies »), une de Louis Darget intitulée « Photographie du rêve. L’Aigle. Plaque posée pendant dix minutes au-dessus du front d’une femme endormie » : 1896 (fonds Camille Flammarion). Avant l’époque des « Sommeils » !

D’autres photos : Heissler (l’une d’entre elles est reproduite sur l’affiche de l’expo), Brassaï, Raoul Ubac…

Des machines électriques, une boule qui montre des flux électriques ininterrompus (comme la fée électricité verte), et encore un signe émouvant de Nadja : « L’enchantement », 1926, aquarelle sur papier (collection Paul Destribats).

Impression rétinienne : un parcours assez initiatique, éloigné enfin des marteaux-piqueurs et des vociférations, où l’on peut lire à loisir des lettres, admirer des œuvres peintes ou photographiées et qui laisse le flot des fleuves romantique et surréaliste se rejoindre à l’embouchure de nos désirs, et de la manière la plus évidente qui soit.

Une raison encore pour imaginer et créer ce « haut lieu du surréalisme » que nous devons appeler de nos vœux les plus ardents.

Dominique Hasselmann, 24 avril 2003.

le site de l'expo

 

document: compte-rendu de l'exposition "Trajectoires du rêve" dans Le Monde du 18 avril

La mémoire romantique du surréalisme
Vendredi 18 avril 2003
par Philippe Dagen
Dès le premier Manifeste du surréalisme, en 1924, André Breton est très clair : "Nerval possède à merveille l'esprit dont nous nous réclamons." En 1957, quand il écrit L'Art magique, sa conviction n'a pas changé : il cite Novalis, Hugo, Nerval, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud et Mallarmé, "les plus grands poètes du XIXe siècle", qu'il place sous le signe de la "sensibilité moderne (...) profondément imprégnée" de magie. Du romantisme au surréalisme, la connivence ne fait aucun doute. Elle a été, depuis longtemps, étudiée par les historiens des idées et de la poésie.
En faire une exposition, l'entreprise est plus délicate. Vincent Gille, commissaire de Trajectoires du rêve, a dû surmonter plusieurs difficultés. Il lui a fallu obtenir des prêts dans les domaines les plus variés, de la gravure romantique aux instruments de laboratoire et à la photographie. Il y est parvenu avec un suc- cès remarquable. Les séries de gravures de Seghers, de Cozens, de Martin et de Meryon sont d'une richesse inattendue. Les minéraux ont appartenu à Roger Caillois. La bibliothèque de l'Observatoire de Paris a prêté les stupéfiantes images astronomiques au pastel de Trouvelot et le Musée national de Stockholm a laissé partir les "cristalogrammes" de Strindberg. Ajoutez des manuscrits de Novalis, des frottages d'Ernst et une suite de Brassaï nocturnes des années 1930. Le tout constitue un beau cabinet de curiosités et raretés.
Autre difficulté : l'endroit. L'architecture du Pavillon des arts se distingue par l'incommodité et l'indiscrétion de ses parapluies métalliques. La pénombre, l'accumulation des vitrines, un trajet labyrinthique rendent l'espace moins ingrat : il se fait oublier et c'est le mieux qu'il puisse faire.
Le visiteur est ainsi convié à divaguer d'un ensemble à l'autre. Il peut se laisser guider par une répartition en chapitres assez claire : les romantiques allemands, les Anglais, Hugo et ses songes, Baudelaire et la ville démoniaque, les mystères des cristaux, ceux de l'électricité... Il est cependant plus conforme au principe général du surréalisme - l'esprit humain doit s'abandonner à ce qu'il a de plus énigmatique et de moins raisonné en lui - de ne pas suivre trop strictement ce dispositif et de glisser d'un objet à l'autre, au gré des sollicitations visuelles et des surprises. Les relations entre romantisme et surréalisme n'en apparaissent que plus nettement, comme par courts-circuits.
Il suffit pour cela d'une agate à figure ou d'un cristal de sel. Novalis avait étudié la géologie avec Abraham Werner, auteur en 1774 des Caractères externes des fossiles. Il fut directeur des mines de Weissenfels et visita professionnellement de nombreux sites métallifères en Thuringe et en Saxe. Goethe a collectionné des échantillons de minéraux. Breton, dans les dernières années de sa vie, parcourait les rives du Lot à la recherche d'agates roulées par la rivière. Il aimait aussi les fossiles d'oursins, l'un de ses rares points communs avec Jünger. Caillois acquit des météorites et des géodes luxueuses.
Pourquoi ? Parce que Novalis a pu écrire que "la nature est une ville magique pétrifiée". Il n'en faut pas plus pour que l'imagination commence ses transpositions et ses métamorphoses, d'un ordre à l'autre, du minéral à l'humain.

"Trajectoires du rêve", Pavillon des arts, 101, rue Rambuteau, Paris-1er. Tél. : 01-42-33-82-50. Du mardi au dimanche de 11 h 30 à 18 h 30. Entrée : 5,50 €. Jusqu'au 8 juin. Photo : "Cristalogramme", d'August Strindberg. © National Museum, Kungliga Biblioteket, Stockholm/ Jan O. Almerén.

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