Dans un avion pour Barcelone, 02 | Francoise Henry & JB & Fanny
DANS UN AVION POUR BARCELONE
MIDI
Marina, 18 ans
Charlie 1, 16 ans
Charlie 2, 16 ans
Il est midi, ma montre sonne… Je regarde dehors, je regarde cet énorme nuage qui semble me suivre. Il ressemble au poids de mes erreurs, ce boulet qui paraît me poursuivre où que j’aille.
Il est midi, ma montre sonne…
Je regarde ce nuage et je me vois il y a à peine une heure à Paris dans mon lit avec la femme que j’aime. Je m’appelle Charlie, j’ai 16 ans, et je pars, je fuis vers une ville, lointaine, peut-être pas si lointaine.
Pourquoi suis-je parti, je m’interroge. À cause de ce mystérieux appel de la veille, pourquoi cette vieille femme ressurgit du jour au lendemain ?
Je m’interroge encore sur ce qu’aurait été ma vie si j’avais connu mes parents, au moins ma mère… Cette femme me fait penser à elle.
Je reviens à la réalité, il est midi. Je suis dans un avion au-dessus de la France pour aller rejoindre cette mystérieuse femme à Barcelone, cette femme qui prétend connaître mes parents !
MARINA
Tiens, je suis à côté du hublot. C’est forcément un signe de chance, un signe du ciel. Un signe de toi, maman ? Comme les sièges sont très étroits, surtout quand on se trouve en classe économique, je n’aurais pas aimé être coincée entre deux voyageurs sans avoir ne serait-ce qu’un espace auquel accrocher mon regard. Or là, le voilà, l’espace : tu accrocheras ton regard au ciel, Marina. Au vaste ciel, aux nuages, aux nuées. Tu fixeras tes yeux sur cet infini intouchable qui se nomme l’éther. Oublie que tu es enfermée dans la carlingue. N’aie pas peur, idiote. On va décoller et finalement, c’est pas plus mal de quitter la terre ferme. Laisse tes soucis coller, comme de la glue, à la terre ferme. Tu t’élèves, tu t’envoles. N’as-tu pas toujours rêvé d’être un oiseau ? C’est étrange, ces couleurs des sièges, des tissus, ces couleurs qui n’en sont pas : ce gris, ce blanc. Est-ce qu’au fur et à mesure qu’on s’éloigne de la terre les couleurs disparaissent ? Les sons aussi, tout est assourdi. Ah non ! j’espère qu’ils ne vont pas nous laisser cette petite musique de fond complètement insipide... On va survoler la méditerranée ! vient-il de dire. J’aimerais bien le voir, le steward. Mais quand on est assis à côté du hublot on a une vue un peu limitée sur ce qui se passe dans les allées, là où il fait sa démonstration du gilet de sauvetage. On dirait un illusionniste. J’ai soif ! Une des choses que je ne supporte pas, c’est qu’ils vous privent de votre bouteille d’eau. Je demanderai un verre d’eau. Je ne peux pas voyager, je ne peux pas vivre, sans eau avec moi.
Patience. Il fait sa démonstration et personne ne regarde : en cas de turbulence est-ce qu’on saurait seulement reproduire ces gestes-là ? Est-ce que ce n’est pas une pantomime absolument inutile ? Qu’est-ce que je fais là ? Je vais te rejoindre, juste le temps du trajet, maman. Tu seras là, dans le ciel. Il l’a écrit, papa. Quand on meurt la matière ne disparaît jamais totalement, elle se transforme.
CHARLIE 2
Allez c’est parti, j’y vais, enfin. Les vacances, le soleil, la plage, la fête. Barcelone, oui je suis trop contente, j’ai pas travaillé pour rien ! Ah l’avion décolle, j’ai trop peur, j’espère que je vais arriver là-bas en vie, ce serait trop con sinon. J’ai faim. Il est où mon cousin, je l’ai oublié, Trop bien ! Déjà que c’est pas confortable ! Oh, punaise, on est haut là.
CHARLIE 1
J’ai envie d’aller aux toilettes. Je me lève et j’avance le long du couloir entre les passagers. Je ressors des WC, je remarque une jeune femme debout devant la porte, une brune avec les cheveux longs et soyeux. Elle me regarde avec son regard de braise et son large sourire. Je suis gêné, je baisse les yeux et retourne directement à ma place.
La place 272, je regarde par le hublot, le nuage est toujours là.
La fille sort des toilettes et s’avance vers mon siège, mon cœur bat, ses yeux sont braqués sur moi, les miens sur elle cette fois-ci le sont aussi. Elle s’assoit à la place 275 juste devant moi, c’est bizarre, je ne l’avais pas vue avant.
Je reste bloqué sur ses cheveux qui dépassent du dossier du siège.
MARINA
Je dérange trois personnes lorsque je veux aller aux toilettes. C’est une petite distraction que je m’offre, je n’ai emporté aucun livre : idiote, tu te croyais forte ! Même pas un livre, car tu pensais que rien ne pourrait te distraire. Ah ! Ça fait du bien de bouger son corps. Si je pouvais je courrais, même ici je l’ai dit tout est assourdi, les sons, les gestes, même les paroles. C’est ce confinement que je n’aime pas.
Je passe un moment clandestin et délicieux aux toilettes. Voilà c’est ça que j’aime dans les trains, dans les avions : être en transition. On ne te demande pas de prouver quoi que ce soit d’autre : je pourrais vivre comme ça, en apesanteur. Je dois absolument retenir ce moment : aujourd’hui, 13 avril, alors que tu as 18 ans. Tu es en route pour Barcelone, pour aller chez ta tante. Maman est morte. J’osais à peine prononcer cette phrase. Je la prononce intérieurement encore : maman est morte. Mais elle est dans le ciel, dans les nuages. Il l’a écrit, ton père. Papa. Tiens, quelqu’un qui s’impatiente. J’ai pris mon temps, je me suis regardée dans le miroir : oui oui je sors ! J’étais bien, dans les toilettes, enfin debout ! Le jeune homme assis tout au bout de ma rangée s’est rendormi : il va falloir que je le réveille encore. Il doit être plus jeune que moi. Je lui donne 16 ans. Il dort avec légèreté. C’est cette légèreté qui me plait. C’est le petit frère que j’aurais pu avoir. On aurait partagé le chagrin d’avoir perdu maman. Est-ce qu’il voyage tout seul lui aussi ?
CHARLIE 2
Zut, les écouteurs ça existe, pour écouter la musique, j’espère que Mme va pas me demander du gloss, parce que vu sa tête… Arrête de bouger, et non, je n’ai pas de brosse à cheveux. J’ai trop de chance ! Bon, c’est quand qu’elle arrive l’hôtesse, j’ai faim ! Et vas-y, maintenant elle se met du vernis. Vivement que j’arrive. Pipi, ils sont où les toilettes ? Là-bas, ouf. Tiens, dommage qu’il n’y ait pas de place dans les toilettes parce qu’entre celui qui prend toute la place et la chieuse qui a cru qu’elle était dans son salon, j’aurais été tranquille.
CHARLIE 1
J’hésite à allumer mon portable. J’appréhende mon arrivée à Barcelone. Je ne sais toujours pas qui est cette femme et… Je m’arrête… Je pense… Je pense à la chaleur soudaine du sable, de la mer, de ces balades en bord de plage, de ces matchs de foot incroyables, mais je ne viens pas ici pour ça. Il faut que je sache, que je sache qui sont mes parents, comment et pourquoi suis-je seul, pourquoi ?
MARINA
Il s’est à peine réveillé. Il a tourné ses jambes sur le côté pour que je puisse passer. Il n’a même pas marmonné. J’ai l’impression qu’il est seul, comme moi. S’il était à côté de moi, si nous n’étions pas séparés par cet homme qui ronfle depuis le début et cette femme qui tricote avec frénésie je lui aurais raconté toute cette histoire scientifique de la matière qui ne meurt pas, même quand l’être de chair disparait, qui ne meurt jamais mais se transforme. Je lui aurais raconté mon enfance avec ma mère qui partait au fond du champ en courant, et il m’aurait raconté la sienne : peu de choses, car peut-être qu’il les rejette encore, ses parents, qu’il n’en a rien à faire d’eux, ses darons, qu’il les fuit ! Mais moi j’ai quel âge, maintenant que maman n’est plus là ? Je lui aurais raconté la mort, et comme c’est inacceptable, incroyable. Comme notre esprit a du mal à l’accepter. Et comme dans ces petits nuages que tu vois là, lui aurais-je dit, dans tous ces petits wagons de petits nuages blancs qui nous enveloppent comme du coton réside forcément un petit peu de la matière de ceux qui nous ont quittés. Aujourd’hui j’ai 18 ans pour l’éternité, car plus jamais je n’aurai une mère pour me voir grandir, mûrir, vieillir. Lui me raconterait sa vie, et me dirait qu’il est en route pour la rejoindre, sa mère, et en l’écoutant je croirais encore que nous sommes frères et soeurs, que nous allons rejoindre une maison aimée, que rien n’a changé, même depuis ce 18 mars où tout a explosé : je vais kidnapper pour moi son rêve léger, si léger, et son air d’enfant qui n’a encore aucun souci, je vais kidnapper sa légèreté.
CHARLIE 2
Ah la plage, le soleil chaud et, oui, le bronzage, parce que là je suis un peu blanc comme un cul et le resto celui dont on m’a parlé miam de bons plats, pas les vieux sandwiches que l’on m’a proposés, et la fête, les potes, oui il y aura une meilleure ambiance qu’ici. Je suis tellement pressée d’arriver.
Charlie 1 : Jean-Baptiste (ML 75)
Charlie 2 : Fanny (ML 77)