De quoi rêvons-nous depuis vendredi 13 ? (partie 1)

photo Marie-Sophie Leturcq

recueilli par Lancelot Hamelin - Mail : lazlohamlin@hotmail.com - Blog : inframonde.tumblr.com

Avec des photos de Marie-Sophie Leturcq (http://www.mariesophieleturcq.com) et Cynthia Charpentreau (http://cynthiacharpentreau.tumblr.com)

Je poursuis le recueil des rêves de mes concitoyens en ces années de troubles.
Voici un journal des rêves qu’on m’a confiés entre le vendredi 13 novembre et le samedi 21 novembre.

EPISODE 1 :
Du samedi 14 au lundi 16 novembre

Le samedi 14 novembre, 2015,
lendemain du vendredi 13, j’ai posté sur facebook :

De quoi avez-vous rêvé cette nuit ?

Oui, c’est la seule chose qui m’intéresse en ces temps où ceux qui le voulaient bien pensaient que nous vivions la "fin de l’histoire"...

De quoi rêvons-nous dans ce monde qui semble n’être que l’affleurement de nos inconscients... ?

Pour ceux qui trouveraient bizarre ma demande, surtout dans les premiers jours - sans attendre que le « deuil national » soit passé - un lien avec mon blog explique ce projet d’enquête sur la vie onirique de notre temps :

inframonde.tumblr.com

La matière onirique est fragile et nous devons la recueillir au plus vite avant qu’elle se dissolve.

Merci pour ces témoignages aussi importants que les news approximatives des médias ! Le cœur du sujet palpite encore...

Voici les réponses que j’ai obtenues à mon appel :

Une amie de longue date, perdue de vue - un rêve qui lui ressemble - combatif, haut les coeurs :

« Un canif dans les mains couchée parmi les victimes j’étais héroïque en me jetant sur un assaillant pour percer sa carotide.... Quelle horreur quelle tristesse. »

Une amie de Beyrouth, très impliquée depuis le début dans les camps de réfugiés syriens, prend des nouvelles de nous. Et pleure que Paris aussi soit frappée...

Une amie perdue de vue, écossaise et polonaise, traductrice et dramaturge - mère aussi, comme nombre de rêveuses qui ont répondu à mon appel :

« J’ai rêvé d’un bébé, brûlant, dans une salle de concert. »

(J’ai rétabli les accents, qui manquaient sur son clavier qwerty).

Ce sont peut-être des rêves qu’on dirait « pauvres », en terme de définition, au sens photographiques. Pauvres, non pas dans leur contenu, au contraire, mais dans la brièveté et la brutalité de leur expression. Ces compte-rendus sont caractérisés, par rapport à d’autres rêves que je recueille de vive-voix, ou en ateliers d’écriture, par le manque de détail.

Une amie dont la fille est métis, et porte un prénom juif :
« J’étais à Montpellier où je sais qu’il y a une salle de spectacle nommée « humain trop humain ». On se cachait dans des tombes vides. Le gardien venait nous déloger. »

« Suis-je le gardien de mon frère ? »,

C’est la question biblique que j’ai lue chez J.E. Wideman, mon auteur de chevet, qui a écrit sur Franz Fanon un très beau et très difficile livre, Fanon, que nous devons relire.

photo Cynthia Charpentreau

« Que fais-tu, demande Fanon à la mort, et la Mort répond : Je relie les points. »
Fanon
, J.E. Wideman.

Mon amie auteur de théâtre et rockeuse a écrit - je sais qu’elle vit au ras de son fracassant subconscient :
« Pas dormi pas rêvé. »

Je sais qu’elle est armée.

Comme cette amie dont je connais la puissance imaginaire - elle qui a travaillé sur Edouard Glissant - il vaut mieux parfois que :
« Sommeil noir, court, sans rêve. »

Et ce rêve des amies d’une autre amie, qui a déménagé le vendredi 13, et s’est retrouvée filmée avec ses potes au restaurant par une caméra cachée qui filmait une fausse polémique avec un type portant un tee-shirt « JE NE SUIS PAS CHARLIE. »

L’amie a hurlé au mec :

« Je m’en bats les ovaires de ton oppression, parce que moi je suis une femme, et ça fait 3000 ans qu’on nous traîne dans la boue. ».

A moi, elle a dit, sur une autre ton :
« Je n’ai pas rêvé je me suis embrumée de beauté avant d’essayer de dormir un peu. »

Mais revenons aux rêves des amies de l’amie :

Amie 1 de l’amie :
« J’ai rêvé qu’on prenait la fuite et on se cachait dans des criques en Bretagne les pieds dans l’eau au milieu des rochers il faisait nuit et on était en sécurité dans la nature. »

Amie 2 de l’amie :
« Voici le rêve de cette nuit. J’ai rêvé qu’à côté de ma chambre actuelle, il y avait une autre chambre beaucoup plus grande, haute de plafond, lumineuse, blanche qui était disponible et dans laquelle je pouvais très bien m’installer si je le souhaitais. Je me tâtais car il y avait quelques réhabilitations a faire, et j’avais peur d’avoir froid dans un si grand espace. »

Un ami universitaire, un des rares hommes à répondre à mon appel :
« De gants troués... »

Ces gants troués, cette étrange image m’a fait penser à une photo que j’ai prise la semaine dernière :

Sur le sol du parking de l’hôpital Max Fourestier à Nanterre, où une jeune femme m’a raconté avoir rêvé de son grand père mourant dans les flammes sous ses yeux, comme un écho au rêve de l’amie écossaise et polonaise... Elle n’avait pas connu ce grand-père, mort pendu... Morpendu, comme en un seul mot, morfondu...

Les étranges échos d’un rêve à l’autre, d’un réel à l’autre...

photo Marie-Sophie Leturcq

Une autre amie, amie de ma femme qui a été enceinte la première :

« Cette nuit, dans mes rêves, j’ai donné le sein à des inconnus. »

Une autre amie, que je ne suis pas sûr de connaître bien (détrompe-moi si je suis impardonnable) :
« Des courts sommeils, suivis de réveils angoissés, de l’agitation... Et je n’étais encore pas au courant du massacre. »

Une autre amie, que je ne suis pas sûr de connaître bien (détrompe-moi si je suis impardonnable) :
« C’était un mélange de l’Armée des ombres et de mon enfance hugolienne. J’étais Lino Ventura, sang-froid, mutique, qui donnait des renseignements codés, dans tout Paris, à des Parisiens mutiques. Il s’agissait d’organiser une résistance, mais pas tant contre des terroristes que contre une désinformation, je crois. J’étais aussi une sorte de Cosette, orpheline menée par la main, dans un Paris figé et sans bruit, par Lino Ventura que j’étais déjà. Je gênais Jean Valjean. Alors parfois je l’attendais quelque part, et parfois je volais. »

Une autre amie, très proche - la famille :
« Un bateau dans lequel j’étais avec des enfants dont les miens coulait doucement dans une mare... Ils étais tous endormis. J’ai réussi à les
extirper de la avec beaucoup de difficultés. et ils se sont éveillés. »

Une amie de cette amie :
« Salut Lancelot, écoute je ne me souviens que vaguement d’un rêve d’où je n’arrivait pas à m’
extirper, c’était une chaîne qui recommençait et pas moyen d’en sortit sauf en me réveillant... Mais là je n’ai pas plus de détail pour l’instant ni sur le lieu ni avec qui... Cela me reviendra sûrement et dans ce cas je t’en ferais part...

Ah mince j’avais pas vu que tu voulais savoir pour la nuit de vendredi... N’ayant rien su ni vu avant de me coucher = bien dormi. »

Les nuits depuis vendredi sont ouvertes... Du point de vue de la vie onirique, le temps est moins cloisonné. En langage métaphorique, on pourrait dire que nous sommes entrés dans une longue nuit.

EXTIRPER – LES MOTS AUSSI SONT AMIS D’AMIS

« La carte ignore l’océan de visages que Fanon contemple, et qu’importe que cet océan lui paraisse à lui tellement profond et dense, non, cette immensité n’existe pas, ne peut être localisée, c’est un site creux, terra incognita, vidée de sens une fois pour toutes par les cartographes car ils ont choisi de ne lui donner aucune forme, de n’apposer aucun nom que le leur, en ont fait une île invisible flottant, sombrant, un trou, un vide effrayant, dans l’océan plus vaste qui l’entoure, le recouvre, le dissimule à la vue et au temps. A moins que la carte, ainsi que Fanon comprend les choses, la carte qui le gomme en se gommant elle-même en le gommant, lui, ne puisse être retournée afin qu’on voit son verso non écrit : alors peut-être sera-t-il possible de redessiner le monde.
Parle. »

J.E. Wideman, Fanon

photo Marie-Sophie Leturcq

Samedi soir, un ami est venu récupérer ses clés chez nous. Ma compagne s’était endormie. Je l’ai réveillée un instant pour lui demander où étaient les clés. Elle a émergé du sommeil pour me répondre, et m’a raconté en deux mots le rêve qu’elle faisait.

C’était la guerre et elle devait s’occuper d’un enfant, un enfant « typé », son corps couvert de blessures. Elle devait faire quelque chose, mais elle ne se souvenait plus quoi... Et aujourd’hui que le rêve lui reste dans l’âme, elle ne sait toujours pas ce qu’elle devait faire.

Dimanche 15 novembre,

Après ce samedi, nous sommes sonnés.

Nous sommes restés à la maison toute la journée, à chanter des comptines, à répéter le même conte pour calmer le bébé. Nous avons vu La Nostalgie de la lumière de Patricio Guzman, que j’ai acheté après avoir vu Le Bouton de nacre. L’oeuvre du vieux cinéaste donne des raisons de lutter.

Nous décidons en milieu d’après midi de ce dimanche de sortir avec un ami et Marie-Sophie Leturcq.

En quittant le salon de thé rue Saint-Maur, nous voyons des gens courir. Un homme rebrousse chemin et nous avertit d’une rumeur de coups de feu à République.

Nous courons, le bébé dans les bras. Humiliation et peur. Dans certains pays, c’est tous les jours comme ça, et sous un feu réel.

En arrivant à la maison, je lis le mail d’une amie de Marseille dont le compagnon vient de perdre son père.

Mes amis me demandent d’écrire un texte pour dire aux obsèques.

Ce sont les personnes qui m’ont fait découvrir la psychothérapie institutionnelle, grâce auxquelles j’ai lancé ce projet sur Nanterre.

L’âge, la vie, la douleur du deuil, dans l’ordre du monde humain, s’ajoute à la douleur de la tragédie et du monstrueux.

Notre amie voisine de palier aussi m’a raconté son rêve de la nuit du vendredi 13.

Avec son compagnon, ils sont restés dormir chez des amis, dans les quartiers où les événements se sont passés, parce qu’ils dînaient dehors. Leurs trois enfants étaient restés à la maison.

L’amie voisine a fait deux rêves :

D’abord, elle s’effondre dans les couloirs d’une biocoop, allongée sur le ventre, une jambe remontée, un des ses bas de soirée déchiré... Et elle pleure à chaudes larmes - alors que dans la réalité, elle n’a pas pleuré.

Ensuite, elle rêve de la Vieille Charité, de sa ville, Marseille. Mais la façade se dresse rue de Ménilmontant, en face de chez elle, et au bas de l’immeuble coule un canal, comme à Venise. Des escaliers vénitiens mènent à son appartement, d’où elle voit les arcades de la Vieille Charité envahies des musiciens d’une fanfare, en costumes militaires, au moins un millier, répartis sur les trois étages, et qui jouent une musique magnifique pour annoncer la déclaration de la IIIe guerre mondiale. Elle réunit ses enfants pour leur expliquer ce que cela signifie.

Une autre amie, metteuse en scène et combattante de la vie, écrit :

« Rêve volontairement éveillé. Sortir de ce véritable cauchemar : une longue ballade avec mon fiancé dans les rues de Paname. Désertes. Quelques sirènes au loin. Tout de même. Faut bien l’avouer. Le danger aux alentours présent. Main dans la main, nous marchons en écoutant les arbres qui, fort heureusement pour nous tous, parlent d’autre chose que de ce nouveau chaos. Provision de douceurs, de chaleur et de voluptés pour affronter dans la sérénité les jours à venir. »

Ce n’est pas à moi de faire la part de ce qui a été rêvé de ce qui a été vécu, car ce qui est rêvé est vécu - et vécu dans le langage - ainsi que ce qui se vit et se dit en tant que rêve.

Nous vivons parfois dans un état onirique.

C’est ce qui m’avait frappé sur les vidéos montrant les tueurs de Charlie Hebdo : ils agissaient dans un état de songe – comme sous le règne d’Hypnos. Un état onirique, onirant - comme on dirait délirant - de la conscience, me semble nécessaire pour comprendre cette extase meurtrière dont on a parlé, et que la drogue semble aider à atteindre et à maintenir.

Etre songeux, il faut l’être pour agir ainsi, imposer une scène de guerre dans des rues en paix, face à de non-adversaires qui sont désignés comme ennemis qu’on exécute : se rêver en guerre pour faire la guerre.

Cet état second de l’amok, seul l’amour peut l’atteindre en temps de paix.

Et voici un dernier récit pour aujourd’hui, de l’amie qui dirige une galerie d’art  :

« J’ai été réveillée par un cauchemar. J’étais à une terrasse un soir à la nuit tombée, la petite table de bistrot était protégée par un auvent contre la pluie. Dans le bitume et le pied de la table en fer forgé se plantaient des balles en cuivre pointues. L’auvent nous protégeait moi et une jeune amie avec laquelle je travaille en ce moment (et dont j’ai pris des nouvelles samedi par sms mais je n’en ai pas eu de réponse - mais je l’ai vue connectée sur Facebook samedi soir)). L’auvent nous protégeait des balles qui tombaient du ciel comme des grêlons lors d’un violent orage d’été.
Un cauchemar aussi la nuit dernière. »

Lundi 16 novembre

Une amie m’écrit ce mail en colère :

« Bonjour,
Pouvez vous me sortir de cette boucle. Je trouve qu’il est un peu tôt pour travailler sur le malheur des gens.
Merci d’avance »

photo Cynthia Charpentreau

(A Suivre...)

2 décembre 2015
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