Dominique Quélen | Câble à âmes multiples


Dès que tu le dis dans ton maillot, les vigiles-soignants rappliquent. Ils sont en général trois, parfois cinq. Tout est cadré. On suit la méthode : une paire qui procède et un qui regarde et prend des notes (ou qui mémorise), ou deux paires qui se relaient durant l’opération et le cinquième qui tantôt prend des notes et tantôt vient remplacer le plus faible de la première ou de la seconde paire, lequel alors mémorise ou prend des notes à sa place, parfois même un trio (avec un élément dont le rôle n’est pas bien défini, qui aide et soutient alternativement les deux autres, ou se focalise sur un seul qu’il assiste et dépanne d’un petit coup de main ou qu’au contraire il tâche de gêner dans ses mouvements) et une paire qui peut agir en tant que telle ou se désolidariser en un élément chargé de relayer le membre du trio le moins apte à tenir son rôle de vigile-soignant, et un autre qui regarde, prend des notes, mémorise, évalue le degré de conformité de la procédure à la méthode. C’est la situation type. Sous les pieds, de la vase renouvelée chaque semaine par un tombereau qui vient reprendre l’ancienne : ainsi la consistance n’en est jamais raffermie. L’envergure des bras ne peut dépasser un mètre vingt (d’où les nombreux plâtrages, sutures et appareils de contention), sauf aux endroits où l’espace est déjà occupé par une armoire à linge où sont rangés les draps, les serviettes, les housses et le matériel de rangement. Dehors, faisant saillie au milieu de l’enclos, le Représentant™ du premier d’entre nous, ainsi que le Gérant™, sa propre représentante et leurs bêtes, les flancs nerveux et luisants de sueur. Ils sont en avance, ils attendent. Sur les visages ou toute autre partie exposée du corps, les ravages du temps sont indiqués par des flèches à double lecture : on croit d’abord à des poches, des crevasses, des relâchements et toutes ces sortes de choses, mais qu’on y regarde d’un peu plus près et ce sont des montres, des aimants, des dépouilles (dont une encore tiède et molle et d’où la vie semble s’être à l’instant retirée), des petits couteaux, des signes de servitude et là encore toutes ces sortes de choses. À midi, l’autre équipe arrive pour la relève, mais il faut d’abord palabrer, discutailler : on avait dit onze heures quarante-cinq, ça avait été rectifié en midi et demi, mais l’information n’était pas passée, il faudrait revenir plus tard, le temps de l’aller-retour dépasserait la demi-heure d’un bon dix minutes, on peut envisager de conserver le quart d’heure manquant ou la demi-heure en trop, mais pour en faire quoi, au bénéfice de qui, etc. Finalement se dégage un compromis devant lequel tout doit céder : d’un quart d’heure (non l’intégralité de celui qui fait défaut, mais la moitié de la demi-heure excédentaire) on ôtera sept minutes tente, qu’on ajoutera à l’autre quart d’heure (celui que considèrent comme un tout le Gérant™ et le Représentant™, qui ont dû attendre) pour obtenir les vingt-deux minutes trente qui devraient satisfaire les deux parties et dont l’utilisation est laissée libre. La relève décide d’employer ses onze minutes quinze à vérifier et revérifier le calcul en prenant un maximum de notes (on ne sait jamais), le Gérant™ et le Représentant™ se partagent les leurs deux tiers un tiers. C’est là que tu interviens. Tu n’es d’abord qu’une silhouette à l’arrière-plan. Tu gesticules, tu pousses des cris en faisant l’idiot, mais on ne t’entend pas. Plus tard, on te retrouve devant la poissonnerie. Tu as gagné du terrain. Tu fais semblant de t’intéresser aux carcasses en vitrine. Puis te voilà adossé au panneau Périmètre bouclé. Tu as les yeux ouverts, comme un mort, et tu manges ta moelle. Tu progresses. Il n’y a personne. Les dépouilles ont disparu. L’enclos est désert. Les petites cellules sont vides. Encore dix pas et tu es dans la tienne. Tu ouvres l’armoire à linge, tu prends le matériel de rangement, tu le déplies, tu le poses bien à plat sur le sol, tu l’assembles, tu sors ta règle : deux mètres quatre-vingt-neuf en extension. C’est autre chose !


Bonjour Gérard, I

8h : piqûre n°1. Tu dérouilles. Mais ton texte est facile à mémoriser : « Bientôt je serai vieux. Et ce sera enfin fini. » Ça fait deux phrases. Elles sont brèves. Tu répètes dans l’entrepôt C3. Le magasinier te désigne ton emplacement et tu t’installes. Tu n’es pas obligé mais tu peux avoir une gestuelle sommaire : écart, gifle, épanchement sur épaule, etc. Tu en as pour la demi-journée. 13h : piqûre n°2. Même dose. Ce coup-ci sous forme de petits granulés broyés au mixeur ou au pilon et incorporés à une pâte incolore qui, une fois tiédie et raffermie, est diluée dans un excipient. Alors la différence est minime avec la piqûre n°1. Tu retournes direct au C3 sans rien demander à personne. 13h15 : tu es d’attaque, pas de piqûre. Tu passes du C3 au C2. Le gars du C2 est là, mais mort ou endormi. C’est-à-dire qu’il est allongé par terre et que si tu le frappes il ne répondra pas. Tu dis tes deux phrases. Bien. Il y a un suintement, que tu peux choisir de percevoir par l’ouïe, la vue ou l’odorat. Tu prends la vue. Ce n’est pas idiot. Le suintement contient urine et salive, plus un troisième élément (base neutre) qui sert de liant et produit ces délicates irisations. Il sort d’une fissure. Tu passes au C1. On ne le voyait pas, séparé qu’il est des autres par une cloison et divisé lui-même en une série de boxes par des cloisons identiques mais plus basses quoique de hauteurs différentes selon qu’elles se trouvent dans l’espace de l’entrepôt ou dans celui, qu’on vient d’ajouter, d’un hangar métallique. Ici ça grouille de monde, surtout dans la partie hangar, plus réduite. Grouiller n’est pas le mot : la plupart sont immobiles mais donnent l’impression de bouger en tous sens. Une pastille de couleur indique s’ils sont rattachés au hangar ou à l’entrepôt, un peu comme au dos d’un livre. Tu en prends une au hasard et tu la colles. Tu vérifies que tu n’as pas oublié ton texte. Il est 13h20 : piqûre n°3. Un magasinier s’en charge, avec beaucoup de douceur. Tu es prêt pour les entrepôts B. D’habitude ça prend plus de temps et il faut cinq ou six piqûres. Les entrepôts B ont plusieurs accès et sont tenus par des vigiles-soignants. Les cloisons sont remplacées par de simples rideaux, les boxes par des cellules ou compartiments munis d’une porte devant laquelle ils sont postés. C’est agencé comme ça. Celui de ton compartiment, dans le B5, est un grand désossé. Il a un œil à demi fermé qui le rend très laid. C’est lui qui va s’occuper de toi. À 15h, tout le désossé se met en marche jusqu’au lieu-dit Les Glaires. Tu lui emboîtes le pas. Il ne faut pas traîner, car à 15h10 tu as ta piqûre n°4, une synthèse des trois autres. De 15h15 à 16h tu es en consultation. Pendant ce temps, dans le C2, le suintement continue de s’écouler du trou. Tout est enregistré. On a posé des capteurs. Le magasinier essaie d’abord d’en faire venir davantage avec une ventouse. Il l’applique, elle s’adapte aux bords du trou, l’adhérence est parfaite. Mais le flot devient trop important. Il cherche à l’endiguer, n’y arrive pas : le jus, la sève, on ne sait comment dire (pas un liquide organique en tout cas, plutôt un genre de sauce ou de liqueur) s’écoule à présent par au moins dix brèches, et il faudrait autant de mains. Il n’a qu’un petit seau en toile. Heureusement, à 16h toutes les ouvertures sont obturées et le liquide ne trouve plus aucune issue. C’est le moment où, des paquets sous les bras, l’air décontracté, tu surgis. Tu passes du B5 au B4, qui ne contient rien, puis c’est le B3 et son singulier paysage offrant, parmi des mourants et des ruines, la vision de deux berges entre lesquelles ne coule aucun fleuve, et là ça se précipite : B2, B1, qui n’est qu’un grand réceptacle où vient se déverser tout ce qui a coulé depuis le début, piqûre n°5, ton corps est filtré à travers une éponge, il change de nature et d’aspect, ce n’est pas déplaisant, piqûre n°6, n°7, les paquets ne sont plus sous tes bras, tu ne saurais nommer ce que tu éprouves, un mélange de honte et de peur, et pourtant tu n’as toujours pas oublié ton texte, on dirait que tu n’as rien perdu.


Bonjour Gérard, II

D’un brusque retournement du poignet, tu saisis le savon-cube. Il est avec des écritures toutes noires, si bien tassées sur elles-mêmes que c’est presque impossible à déchiffrer. Se lit en frottant, en lavant. Une fois séparés, tu recueilles le liquide dans un gobelet, le solide dans une barquette en plastique, et c’est bon. Tu traverses un champ sulfureux, hagard, pieds nus. Tu es tout jeune, cinq six ans. Pour le corps, tu es enflé de la jambe, noué du ventre et de la gorge. Mais tu as un plan. Au bout, ou à l’entrée si c’est de là que tu viens, le panneau indique : Éperon rocheux. Veuillez laisser les vêtements de l’autre côté du grillage. La machine est en réfection. De fait, les instruments ont l’air en cours de montage ou à l’abandon, vaste chapelet de beautés naturelles disposées çà et là comme des bornes afin de leur donner, semble-t-il, un dernier relief. Si tu cherches l’authenticité, ce n’est pas ici que tu la trouveras. Il existe un contournement par la plaine. Tu vas pour sortir de l’étui protecteur un jeu complet de rotules avec les nerfs et le cartilage, mais on te tend une paire d’échasses qui se fixent par un système compliqué de courroies reliées à des boucles ou cousues à même la peau. C’est la bonne pointure. Tu franchis des kilomètres avec l’animation propre à la vie. Une fois rendu, tu as dans les dix ans et tu progresses au ralenti parce que tu es dans l’eau. On ne voit pas de rivage, elle a tout envahi sauf les rochers auxquels sont retenues par des filins des plaques avec des fiches techniques et des étiquettes. (Au loin, rumeur, brume, lueurs, barques à lamparos lestées de filets, ombres vacillantes auxquelles l’œil n’est plus habitué...) Les noms sont recopiés sur la rambarde en gros caractères : perche, poisson-lune, poisson-épave, poulpe, poche, vessie, etc., mais pas le temps d’approfondir car l’eau est puisée, hissée par un treuil à poulie plate au-dessus d’un mur invisible où viennent buter des éléments, et passe dans un tourniquet à godets d’où elle bascule comme sous le poids d’une charge dans un bassin dont le rapport va du simple au double. Plus rien ne la soustrayant à son cours qu’aucun accident ne vient freiner ni détourner, elle se dilate, prend de l’ampleur et perd ses reflets bruns pour être évacuée vers des éviers de cuisines industrielles ou grossièrement filtrée et redirigée vers des lavabos, portée à la bouche et parfois bue. Quel spectacle que tout ce mouvement, toute cette eau remuée, soulevée, aplatie, étirée, moulue, meurtrie, comprimée entre des châssis, travaillée dans un sens et dans l’autre et pour finir remise en son premier état !


Bonjour Gérard, III

Dès que tu as l’âge requis, tu te mets avec Paul. Il sait que tu t’es rendu coupable de quelque abomination. Va-t-il accepter ? Mais oui : il n’a qu’à inciser la chair en différents points très précis et la tenir prête pour le drain. À l’époque où tu étais son père (ou son fils, car les deux se valent), les séductions de la vie étaient si maigres qu’un simple pot, un seau marqué poésie ou tout autre récipient suffisait à les contenir. L’odeur était celle de la graisse dégagée de la cuisson d’une tête de porc ; le cri, celui obtenu par torsion et compression des vases. À présent, sous son autorité, tu apprends la verge et son jus. C’est une question de calcul de coefficients. Tu jouis jusqu’à des douze et quinze heures d’affilée. Tu te défonces. Tu deviens tout rouge mais ton esprit gagne en souplesse. Ta pensée autrefois indigente a trouvé son objet et s’en sert autant que de besoin. C’est une grande bassine à large rebord avec des poignées et un couvercle aux mesures. Tu y mets la tête de porc, dont tu fais claquer la langue contre la mâchoire. Elle n’entrait pas dans le seau marqué poésie. Tu la fais parler en détachant les syllabes. Au début, ce n’est pas très probant. Tu aurais l’animal entier, tu testerais l’élasticité des membres et de la peau, l’équilibre général de l’organisme, sa réactivité. Mais avec la tête seule... Et puis, même dans la mort, des abcès lui viennent à force de la manipuler, des plaies, de la chassie autour des yeux, un dépôt au niveau des molaires. Caler la virulence de la maladie sur celle de la voix devient impossible, il y a trop de matière encore, trop de vapeur issue du Foyer Divin™. Ça ne te décourage pas. Ton rêve, c’est de la faire déclamer. Le rêve de ta vie. Un idéal. Un aboutissement. Sur la maquette articulée, ça fonctionne, mais elle est minuscule (on en mettrait facilement quatre ou cinq dans le seau marqué poésie), et tu as oublié qu’en taille réelle, avec des mouvements d’une plus grande amplitude, il faut pour obtenir un résultat égal démultiplier le rapport des vitesses. Le respect des proportions ne fait pas tout. Par exemple, baisse-toi, colle ton oreille au sol, actionne la mâchoire du porc, elle ballotte un peu, les tendons sont ramollis par la vapeur, fais-lui prononcer les deux syllabes du titre de la première plaque retenue par un filin, eh bien même accroupi, même dans cette position aussi confortable que naturelle, tu entends nettement relax. Or c’est relaps qui est écrit. Tu peux vérifier. Maintenant redresse-toi, éteins, ferme les volets, et voilà que dans l’obscurité de cette pièce où tu te croyais seul, quelqu’un dit : « Bonjour Gérard ! »


  De Dominique Quélen sur remue.net, des extraits de Loque - et le livret d’un opéra composé par Aurélien Dumont, Villa des morts.

1er septembre 2008
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