Écoute s’il neige, de Cathie Barreau



Écoute s’il neige, roman de Cathie Barreau, vient de paraître aux éditions Laurence Teper.

« Cet extrait traduit, me semble-t-il, nous écrit Cathie Barreau, mon intention : décrire pour celui qui ne voit pas, le lecteur ; mais aussi
écrire pour soi-même ce que le corps tente de percevoir du monde : “entendre” la
libellule qui est comme la neige : sans son. »

Un autre texte paraît chez la même éditrice, Les premières choses mais les oiseaux, nous l’avons lu ici.
DD


             « C’est moi qui ai donné l’adresse de l’ébénisterie. »
             Elle m’avait envoyé là-bas sciemment non pas dans le dessein de m’apprendre qui elle était mais pour confier cet héritage à un ami, pour savoir les vestiges de son enfance entre mes mains et être certaine ainsi que les objets de la vie passée vivraient encore presque dans ses propres mains, sous ses yeux à travers les miens. Elle reprit la cafetière en glissant les doigts avec précaution juste au-dessus de la table ; et, à mon insu, me vint le souvenir d’un ruisseau au bas d’une prairie attenante aux derniers vergers de mon père à l’ouest, une prairie que nous atteignions, mon frère et moi, les grands jours de chaleur d’été. Nous y trouvions un trou profond où l’eau claire du ruisseau passait lentement, égayée par les percées de soleil, les ombres délicates des feuilles et des insectes planant çà et là et formant ainsi un tableau mouvant que je restais longtemps à regarder sans rêver mais précisément dans l’observation interminable de la vie du cours d’eau. J’aimais particulièrement les libellules et alors que je regardais les mains de Blanche s’emparer délicatement de la cafetière, ce sont les libellules bleu turquoise qui me revinrent en mémoire parce qu’elles étaient plus lentes que les autres, moins furtives dans leur vol, appliquées à se poser sur le bout émergé des branches tombées dans l’eau, immobiles un instant, près de moi qui les contemplais.
             Blanche se taisait en attente de ce que j’allais dire après sa révélation. J’étais dans ma rêverie, dans le tableau du ruisseau et je lui demandai si avant d’avoir trois ans elle avait vu des libellules. Son visage se figea une seconde, puis elle mit sa main sur la mienne :
             « Paul, le souvenir des images s’est effacé, mais raconte-moi les libellules. »
             Elle prit une tasse et me la tendit.
             « L’eau du ruisseau coule et ça cliquette sur les cailloux qui résonnent ; des insectes volent, on entend le bourdonnement de quelques-uns ici et là et une brise juste au faîte des arbres ; les libellules, on ne les entend pas, c’est du silence parfait, mais dès qu’on entre dans la fraîcheur de l’ombre et du ruisseau, dès que l’odeur de l’eau et des berges se fait sentir, on sait qu’on peut voir des libellules ; celles de chez moi étaient bleu turquoise, comme un bijou posé sur une feuille à même l’eau ; on peut souhaiter les garder mais elles sont libres sur l’eau, gracieuses. »
             Un sourire sur le visage de Blanche se fit peu à peu et la gravité de nos propos précédents s’effaça.
             « Paul, je les entends : écoute, li-bel-lulle, libellule, libellule. »
             Je répétai comme elle « libellule » et nous rîmes tels des enfants qui ont trouvé la sortie d’un chemin perdu.
             « Je vois les choses dans les mots, je les entends. Libellule suffit tout seul. »
             J’éprouvai à nouveau une admiration éperdue pour elle tant sa capacité à s’émerveiller ne faiblissait pas : la légèreté tout empreinte de profondeur avec laquelle elle abordait la vie réveillait en moi des joies quotidiennes et petites qui peuplaient mes jours d’une façon inédite. Les heures étaient faites de pointillés de sensations subtiles qui ensemble formaient la texture même de la vie et chassaient toute pensée élaborée, toute spéculation sur l’avenir, toute explication. Là il s’agissait d’inventer la libellule, il s’agissait que je donne à Blanche tout ce qu’était la libellule pour moi et qu’elle, de son côté, me fasse entendre sa libellule, qu’un instant nous ayons l’impression de nous comprendre en un poème d’un seul mot.


Image de Philippe De Jonckheere, Pour Joachim Séné, image numérique, 2009.

11 mai 2009
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