Elles | Ryoko Sekiguchi

Elles | Ryoko Sekiguchi

Elles sont tantôt comme l’écorce d’un arbre, tantôt comme le cuir, parfois comme de la cire. Certaines ressemblent même àdu vieux chocolat, mat ou luisant.

Quand je les ai rencontrées pour de vrai, la première chose qui m’a frappée, c’est la variété de leur peau, la multiplicité des devenirs possibles de la peau. C’était àParis, je crois, il y a cinq ans.

A l’époque, je projetais déjàd’écrire un livre sur les momies. L’envie m’en était venue suite àla visite de certains temples au Japon où l’on expose sur les autels des bonzes momifiés (sokushinbutsu = corps devenu Bouddha).
Leur corps était dur comme de la pierre, noirci et lisse, mais pas du tout morbide. Je comprenais qu’il y ait des fidèles pour les vénérer.
C’était la première fois que je ne « voyais  » pas seulement des momies, mais que je les « rencontrais  ». Depuis, les momies représentent pour moi un mode d’existence àpart entière.

A. travaille au laboratoire du Muséum national d’Histoire naturelle. Elle me raconte que certaines personnes lui demandent si elle n’a pas peur de travailler dans un laboratoire « avec  » des momies ; mais pourtant non, elle a même développé àleur égard une sorte d’attachement. Elle est sévère envers les chercheurs de la génération précédente qui, pour les besoins de leurs recherches, n’hésitaient pas àentailler et abîmer les corps. Elle ajoute, agacée, que certains continuent de se rendre au laboratoire et de manipuler les momies sans égards, comme de simples objets.
A. était initialement spécialiste des tissus que l’on retrouve sur les sites archéologiques. Peu àpeu, elle en est venue às’intéresser au corps. Cela se comprend, c’est affaire de circulation entre matières organiques, les tissus et le corps.

C’est peut-être pour cette raison que j’ai d’abord été frappée par la peau de ces corps. La peau qui nous enveloppe.

Le laboratoire du Muséum abrite des momies de toutes provenances. Des Egyptiennes bien sà»r, mais aussi quelques Latino-Américaines. Les personnes qui habitèrent jadis ces corps n’ont sans doute jamais imaginé voyager un jour sur un autre continent. A l’insu de leur compagnon d’autrefois, ces momies n’ont pas seulement traversé des dizaines de siècles ; elles ont traversé les mers, et des milliers de kilomètres.
Voilàune seconde vie que les corps peuvent connaître.

Plus tard, j’ai commencé àtravailler sur « elles  » àmon tour, par le biais de la littérature. Alors, j’ai fait la connaissance de milliers de momies, littéralement. Surtout en Italie.

En Italie, on trouve aussi bien des corps momifiés àdessein par les Capucins que d’autres, naturellement momifiés avec le temps. On peut ainsi rencontrer, dans un village, des ancêtres des habitants actuels. Tout porte àcroire qu’un phénomène similaire doit se retrouver en France, mais dans ce pays-ci, on n’expose pas ces corps.

Quand j’en rencontre une, je me soucie autant de sa première vie que de sa seconde vie autonome, sa vie de momie.
Je me tiens face àelle et je lui demande son nom.

A. me parle de la vogue des écorchés et des momies dans la France du XVIIIe siècle. Passé l’effet de mode, nombre de descendants de collectionneurs ont cherché àse débarrasser de ces corps, devenus encombrants, parfois dans des conditions trop pénibles pour être rapportées ici.

Les Français ont-ils peur de la mort ? Pourtant, cette peur ne doit pas être inconnue des Italiens. Comment expliquer cette différence ?
Les Français ont détruit les momies. Les Italiens les ont gardées.
Ce faisant, avez-vous réussi àtenir la mort àdistance ? Voilàce que je voudrais demander aux Français de l’époque.

Je suis àl’Ecole nationale vétérinaire d’Alfort, face àl’écorché du cavalier de l’Apocalypse. Je le rencontre, et je lui demande son nom.

Elles peuvent encore ressembler àdes feuilles d’arbre très fines, avec leurs plis délicats. Ou àdu papier glacé, àdemi transparent.

Je leur dis : vous savez, vous êtes beaux. Oui, bien souvent elles sont belles, sans hésiter.
Déjàsur les vivants, les gens âgés, les traces du temps m’inspirent une réelle admiration. Heureux ou malheureux, je me dis, c’est une tâche difficile de vivre ; ceux qui ont vécu si longtemps dans ce monde méritent l’admiration.
Non contentes d’avoir vécu, « elles  » continuent de vivre leur vie de corps ; elles sont bien courageuses.

Il y a une momie dans le nord du Japon que je vais voir régulièrement. Parmi les momies, il y en a pour lesquelles j’éprouve une affection particulière. Comme avec les vivants, on en aime certains plus que d’autres.
Je lui rends visite et je lui dis : je suis encore vivante ; c’est pourquoi j’ai pu venir vous rendre visite encore cette année.
En Sicile, il paraît que les familles rendaient jadis visite à« leurs  » momies dans les cryptes, comme pour visiter leur tombe, en se donnant la main.
Certes, nos existences sont strictement étanches. Nous ne saurions investir les momies de quelque affect que ce soit, nous évoluons dans deux mondes séparés. Il n’empêche, il me prend parfois l’envie de leur toucher la main moi aussi, parce que, si inaccessibles qu’elles soient, il leur reste bien une forme de « présence  », bien que la vie les ait quittées.

Je suis avec Simonetta, chercheuse de l’arbre de vie, dans un bar de la place Nadeau, près de Gambetta. De là, je vois le haut du cimetière du Père-Lachaise. Il se peut qu’il s’y trouve des corps naturellement momifiés. N’étant pas spécialiste en la matière, j’ignore dans quelles proportions les gens conservent leur peau, mais le nombre ne doit pas être nul.

Pour peu qu’il reste un fragment de peau sur un os, elle se met ànous raconter une histoire.

Si les crânes sont làpour nous rappeler àla mort, les momies nous lient àla mort d’une tout autre manière ; elles génèrent une relation complexe, organique, entre les vivants et les morts.

Tandis que nous buvons notre verre, devant une planche de charcuterie, mon regard se tourne de nouveau vers le cimetière. Je ne vois pas làde contradiction. Nous, Simonetta et moi, ne sommes pas àl’opposé de vous ; nous sommes comme vous. Vous êtes en train d’effectuer le second voyage après la mort. Non seulement je ne vous oublie pas, mais il se peut que je fasse votre connaissance au cours d’un de nos voyages respectifs. Et qui sait, peut-être qu’un jour, quelqu’un vous découvrira, après que l’épitaphe de votre pierre tombale sera devenue illisible, après que tous ceux qui vous ont connu dans la vie seront partis àleur tour.

Peut-être qu’un jour, quelqu’un découvrira votre corps, votre peau.

Et vous demandera votre nom.

Ryoko Sekiguchi

1er juillet 2016
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