Étienne Faure | Cellules de dégrisement

Tels les trois coups d’antan pour entrer
sur le plancher d’Europe, les armées de pauvres
armés de rien, de bâtons de marche,
martelaient l’espérance à l’approche
de l’avenir posté à la frontière,
assénaient le sable aux côtés des chats noirs,
yeux perçants, flancs creusés, chats d’Afrique
en d’autres temps passés sans encombre,
eux, dos tournés aux terres, regardant l’Europe,
à guetter comme une bonté le trou noir que la porte
en s’ouvrant crée dans la façade écrasée de soleil :
l’Europe aux vieux os pleine aux as,
propriétaire au sol, au ciel, aux astres,
qui ne touche pied qu’entre deux vols
d’avions, maître des flux qui migrent
en V au-dessus des frontières
anciennes, protégées, reconduites.

reconduite

 

Avec les bruits de pioche ont surgi
de la poussière chassée par le vent
des hommes si recuits par le soleil
qu’on les dirait de terre, peau durcie, œil fixe,
les mains craquelées au moindre geste,
la bouche animée d’un mot a minima,
vague mimique, fissure dans le tragique
qui ne sourit jamais, se fend à peine
pour se nourrir, ne pas mourir, avaler
tout ce qu’ils trouvent chaque jour à manger
et qui continueront à gratter le sol
très au-dessous du seuil de pauvreté,
cette population supplantée par la dette
extérieure, sans ressources,
parfois s’écartant de l’ordre pour se recroqueviller,
avec le geste usuel à son tour
s’enfouir.

extraction

 

Après les trois coups à la porte – non, personne –
elle entrait dans une logique
plus indécise que la visite d’une chambre,
au début sans rien voir dans l’ombre anthracite,
elle entrait dans une logique invisible
où même pas les pleurs n’existent : des fringues
pendues qui sèchent, un pantalon
et puis ces pieds terreux d’avoir marché tout le jour,
fait des démarches, demandé le statut
d’apatride, le corps endormi sur un sac,
ivre mort, se réveillant – Bonjour,
comme on se dit bonjour dans les lieux vides –
ébloui soudain sous le rideau qu’on tire,
absurde horizon où il ya
Apollinaire caché dans le ciel bleu gauloises,
azur de France
que fixent longuement les exilés revenus
à eux.

cellule de dégrisement

 

Vos papiers fut longtemps, falsifiable,
l’identité en raccourci, mot d’arrêt
– il fallait ressortir
de sa poche-révolver ou blouson
un document usé aux angles
et déployer la feuille un peu tremblante
revêtue d’un sceau d’encre, un paraphe
de main autorisée à ce dûment,
que l’humide profondeur des sacs,
un voyage par temps de guerre, intempéries
– la digitale empreinte imprégnée d’ail –
avaient troublée parfois jusqu’à l’effacement,
ces papiers que gardaient tout contre eux les corps
longtemps après leur prescription
au risque d’être enterrés avec
dans la boue de la préhistoire, ainsi dite
au motif que les mots sur ces supports fragiles,
on voyait à travers comme aux frontières
dans les yeux reconduits, à vol d’avion
pas si loin que ça.

d’avenir infalsifiable

 

Dès l’accueil t’entends tout, des couloirs
provient le cri sans arrêt des détenues
…187 au parloir, à l’infirmerie, sortie de la zone c
arrivée du secours catholique…
puis le niveau sonore s’éteint le soir
derrière l’uniforme de douane
qui garde la frontière entre dehors
et l’intérieur des crânes, des cellules
où tu vis seule ou avec autrui, à démêler
dans le fatras des actes
la peine et la liberté,
c’est là que tu fabriques, ainsi qu’un vieux chinois
de petits nécessaires de couture pour les hôtels,
à te poser, suicidaire, un faisceau de questions,
ne pouvoir te tailler les veines, pas de chance,
prouver ton innocence,
arrivée sans manteau, un minimum de fringues sur toi
sans objets de valeur, rien que courants
(2 p.de chaussettes, 5 slips, 1 soutien-gorge
achetés par le ministère de la justice)
parfois les attendant contre le mur,
en blouson, pantalon, chemisier blanc
pour aller voir le juge
dans un bruit de trousseau de clés,
l’entendre.

arrêt

 


Étienne Faure, inédits.
Dernières publications : Ciné-plage, 2015, éditions Champ Vallon.

25 octobre 2016
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