Fabienne Swiatly | Partager le doute
Depuis quelques temps, j’ai accepté que mon manque de concentration ne soit pas forcément un signe d’impuissance, mais peut-être une certaine manière de m’approcher des territoires troubles d’un écrit.
Quand je pense à autre chose, je vérifie la capacité de mon sujet à s’imposer dans mes pensées. A être là malgré tout.
Annette est en attente depuis quelques jours (semaines ?) dans un dossier nommé TXT en cours. Je ne l’oublie pas. Je mets à coin pour utiliser une expression du Sud-ouest.
Annette est là sur la couverture du deuxième cahier de notes, dans les mails échangés avec le metteur en scène, le choix de livres à lire, les rêves qui parfois secouent le silence de la maison. Dans l’intranquillité de mes journées.
Dans le resserrement du doute, je tente de réveiller l’écriture. Je pourrais aussi l’envoyer balader. Éteindre l’ordinateur, refermer les cahiers et aller me faire voir ailleurs.
Moments récurrents où je m’étonne des certitudes qui ont donné le bel élan au lancement du projet. Le doute ralentit l’écriture, ternit les envies - bien sûr, mais il est nécessaire. Alors me revient cette phrase de René Char : Les mots qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons d’eux.. [1].
Dans la sécheresse de la citation tronquée, je m’irrite à devoir donner un tel pouvoir aux mots, alors je m’accroche à l’autre phrase fétiche, celle d’Aimé Césaire : J’ai plié la langue française à mon vouloir dire..
J’ai besoin de violence.
Tiraillements, incertitudes - écrire à son corps défendant. Je ne vais pas me laisser impressionner par une citation et recherche le contexte de la phrase et j’ai raison.
Le paragraphe donne une autre épaisseur à mes incertitudes : Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d’eux. Un moment nous serons l’équipage de cette flotte composée d’unités rétives, et le temps d’un grain, son amiral. Puis le large la reprendra, nous laissant à nos torrents limoneux et à nos barbelés givrés.
Alors je mords mes lèvres et tente d’irriguer l’écriture avec du sang neuf. Quitter l’alignement des lettres, si facile, sur l’écran et creuser le propos.
Je reprends le texte, mon corps est nerveux. Je ne dois pas rester en surface. J’ai besoin de chair.
Et je pose sur le visage torturé d’Annette un masque de princesse et je la regarde droit dans les yeux. Des yeux inquiétants derrière les deux trous noirs du plastique rigide.
"(elle enlève le masque) :
Ça change tout. Je le vois dans vos yeux, dans vos yeux à tous. Mon visage est difficile à regarder. Je vous effraie. Je vous mets mal à l’aise. Un visage dérangeant. Et si j’étais contagieuse ? Et si cela portait malheur ? Et si j’étais le fruit du péché ? Mon visage n’exprime rien d’habituel. Mon visage vous échappe ? Et à moi, il ne m’échappe peut-être pas ?
(Elle remet le masque)
Superbe ! Masque, gommage, exfoliant, botox et dermabrasion. Abracadabra, je suis comme une princesse, je suis regardable. Exit le visage de la mort. Le temps n’a aucun effet sur moi. Jeunesse inoxydable.
Je suis une princesse et je souris, souris, souris …
Cela vous rassure ? "
© photo@swiatly
[1] Chants de la Balandrane, Galimard