Fictions beyrouthines et autres citadines (20)
XX
Antoine laisse sa grand-mère sur le seuil de l’immeuble d’Achrafieh, elle radote, pense-t-il. Puis il descend vers Beit Beirut et attrape un taxi-service pour rejoindre les amis à Caracas. Le flot de voitures avance lentement, le ring est un amas de véhicules à l’arrêt. Antoine a le temps de rêver dans le fond de la voiture, ses compagnons de voyage font la conversation sur une musique italienne que crachote la radio. Il aperçoit un homme qui marche dans ce dédale et vient vers l’Est. Il faut avoir une grande urgence pour traverser le ring à pied, ou bien être amoureux, ou bien être plus vivant que tout le monde, ou être fou. Il pense à sa grand-mère qui a parcouru la ville en guerre avec adresse et agilité ; maintenant elle se terre alors qu’on peut aller et venir à sa guise. Les vieux ont des regards apeurés et mesquins, se dit-il, et aussitôt il s’en veut de ne pas pouvoir les aimer à cause de cette guerre qu’ils ont en eux. Bien sà »r lui aussi, il la porte en lui mais il ne cherche pas à comprendre, à tenter sans cesse de mettre de l’ordre dans les choses du passé.
Le taxi arrive vers Hamra et laisse des passagers. La rue est toute en lumière des enseignes, il reste un peu de jour et c’est le moment qu’Antoine redoute. Beyrouth lui donne le meilleur, la lumière sur la mer bientôt, la promesse d’une soirée joyeuse et pourtant une nostalgie d’il ne sait quoi. Et là , dans le centre du monde, il ressent la pression de toute l’histoire de la poussière ocre ou grise. Avec une espèce de paix pleine de larmes et de souffle, il se sent amoureux sans objet, tourmenté mais heureux.
Alexandre l’attend dans le café et lui sert d’emblée l’arak. Ils ne disent rien. Tous deux savent exactement ce qui se passe dans leurs âmes. Antoine regarde vers la fenêtre quand les mots de sa grand-mère reviennent en lui : on avait certains moment de silence.
Comment se tenir dans le sentiment d’être humain et fragile le soir à Beyrouth ?