Frédérique Cosnier | Sous influence (extrait)


(Premier chapitre d’un roman en cours d’écriture - Sous Influence - Titre provisoire).

Frédérique Cosnier sur remue.



Dans la vie, c’est… comment dire... C’est par l’avant. Au pied du mur. Au début, tout bien. C’était le matin chez Géant. Tout s’est bien passé madame ? Vous avez réussi à tout scanner ? la caissière m’a demandé. Alors moi franchissant le portique Oui Oui, les yeux sur le vert sapin de son gilet, foulard torsadé, la petite pointe juste au-dessus du badge à son nom, Marie-P. Vous n’avez pas de relecture. Bien sûr j’ai eu envie de l’appeler par son prénom et j’ai dit Yes Marie-P. ! c’était extraaaaordinaire, mais assez calme encore. Et j’ai fouillé dans mon portefeuille pour la carte de paiement. Alors elle m’a posé sa question anodine, le debrief habituel : Quel département ? C’est pour les statistiques. Et moi j’ai dit Quatre-vingt-treize. Là, elle a levé les yeux. No. Just kidding. Devant sa mine, j’ai corrigé, Vingt-cinq, car c’est toujours les mêmes qui doivent céder. Pourquoi est-ce qu’elle avait tiqué ? Après elle a tapoté sur sa caisse et c’était bon, tout pouvait se réenclencher après ce léger doute, l’ombre d’un soupçon pesant sur ma personne. Il y avait déjà un bon nombre de clients derrière à attendre leur tour, et le visage de Marie-P. s’est détourné de moi. Elle a lâché sa réplique finale, Merci, à bientôt chez Géantcasino, comme déjà un peu fané, cet au revoir, puisqu’elle ne me regardait plus, alors que ça aurait pu être une vraie fête. À bientôt, pour moi ça veut dire à demain, la joie des retrouvailles réelles, Oh vous êtes revenue, flonflon fanfare à l’entrée de l’hypermarché avec collier de fleurs des champs, tickets gagnants, lots de voyages enchanteurs dans les îles et boîtes de lentilles corail Bio la deuxième à moins cinquante pour cents, rien que pour moi, mais là, non.

Alors j’ai commencé à glisser le long de la grande galerie en poussant devant moi mon caddie, grande galerie qui m’est apparue un peu comme la galerie des glaces à Versailles. Vitrines ouvertes sur les sculptures des store-designers, pyramides de pulls ou d’Ipods ou de chaussures d’été, et les dômes de petits chocolats et les sacs à main à côté de la nouvelle madone wavy ondulée de chez Jean-Louis David. J’ai glissé et je me suis sentie tout à coup si légère, comme si j’avais flotté dans mon corps, presque au-dessus des grandes dalles claires, et c’était un éblouissement, oui, une telle lumière… incroyable. Une torche blanche qui dégouline à travers les tôles du toit, vous avez remarqué ? À qui je parle… À mon agent je crois. Mon impresario, ce journaliste du Vogue Magazine, ou bien une radio nationale qui m’a convoquée à sa table et je vais leur parler de la lumière. Je suis une star. Toujours quelqu’un pour m’interviewer. Hier j’étais Uma Thurman et aujourd’hui je suis Madonna et avec tous mes fans à qui il faut expliquer ma vie, mes pensées, mes difficultés, mes victoires, je ne suis jamais seule. Vous savez, il y a une telle lumière à cet endroit que parfois, parfois je vais faire mes courses en lunettes de soleil à l’intérieur du magasin et ça n’est pas pour me cacher.

Pour aller chez Mable, j’avais décidé de garder ma robe de soirée en satin bleu car je rentrais du Gala du Met. Directement, j’étais venue faire les courses. Ils ouvrent à huit heures trente a.m. du matin, j’étais arrivée avant qu’il n’y ait trop de monde. Pas que ça me passionne toutes ces mondanités mais pour Alexander, je me devais d’y aller, au gala de la mode. Alexander Mc Queen, vous connaissez ? Le grand créateur, celui qui vient de se suicider, quelle idée. J’y suis allée en sa mémoire bien sûr, et pas seulement pour me montrer et dire que je me sens so fat dans ma robe Stella Mc Cartney même si la veille au soir à 23h10 juste avant de sortir je pesais très précisément 42 kilos 100. À ce moment, je ne sais pas… Est-ce que c’était cette lumière ? Je me sentais aux dimensions de l’univers. Tout le monde était très vivant dans le supermarché. L’air était plein d’espoir tout à coup et je crois que ça s’appelle, ça s’appelle comment ? L’enthousiasme, le bonheur, la rareté, la rareté sur l’arête, sur l’arête des choses, c’est être exactement là en accord avec tout ce qui est, je le ressentais très fort, c’était comme une harmonie totale. J’avais envie d’embrasser tout le monde, tous les gens, sont-ils bons sont-ils tels que nous pourrions tous nous entendre ? Mais oui, il y a sans doute une solution légère, une solution d’amour. D’ailleurs moi je le sais, j’ai adopté des enfants en Afrique. Plein de petits noirs, je suis Madonna. Le Malawi vous connaissez ? Moi non plus.

Je glissais comme ça sur les dalles de la grande galerie mais tout à coup, mes yeux sont retombés sur le caddie que je poussais devant moi. Alors j’ai vu, j’ai vu tout au bout le pauvre concombre tout seul. Celui que je n’avais pas scanné et j’ai réalisé que j’avais oublié simplement de le montrer à Marie-P. Oh ça alors, je me suis dit, je n’ai même pas voulu dissimuler, je le voyais là piqué debout dans son petit compartiment à part, parce que je l’avais mis de côté moi-même avec l’intention de le remettre en mains propres à la caissière vu que je n’arrivais pas à faire biper le truc dans le rayon fruits et légumes. Mais finalement j’avais oublié et je ne l’avais même pas fait exprès. Il y a quelques mois peut-être, j’aurais pu faire exprès, mais là non. Et vous volez souvent comme ça ? Moi oh ! Pour les frissons que ça m’a fait quand une fois j’ai essayé… Mais vu l’augmentation de tout j’aurais peut-être dû.

Alors je suis retournée vers elle. J’ai poussé mon caddie droit devant sans hésitation, j’ai garé l’engin juste au bout de la caisse et j’ai pris le concombre : Ça ! Et ça ! Pourquoi vous n’avez pas voulu me le biper ? Alors Marie-P. m’a regardée, elle a suspendu son geste au-dessus de sa caisse, elle a regardé la cliente en face d’elle, qui a cherché presque immédiatement à enfouir son corps tout entier dans son chariot tellement elle a eu peur d’un seul coup. Alors moi j’ai crié Quoi ! Qu’est-ce que vous avez à me regarder, est-ce que vous pourriez me répondre au lieu de vous suspendre au vide ? Et alors Marie-P. a fait ce qu’il ne fallait pas, le genre de choses que je ne supporte pas chez les gens, elle a levé les yeux au ciel, comme ça, avec ses beaux sourcils tout épilés, c’était d’une violence… c’était… c’était comme un couteau dans le cœur ce dédain ce calme ce désintérêt, ça m’a fait palpiter d’un seul coup des pieds jusqu’à la tête et alors ça m’a pris comme en furie j’ai hurlé Non ! Non ! Comme ça le concombre à la main brandi vers le ciel, oh comme j’aurais aimé pointer une lance qui aurait brillé dans la lumière qui continuait de dégouliner du toit, Non ! J’ai crié, vous n’allez tout de même pas recommencer ! Est-ce que vous voudriez, cette fois-ci, est-ce que vous pourriez s’il-vous-plaît Madame Marie-P. me re-gar-der quand je vous parle ? Me regardeeeerrr ! J’en avais tout le corps qui tremblait je lui ai dit que ça n’était pas possible d’être traitée comme ça, qu’elle n’avait même pas l’air de me reconnaître alors que ça faisait cinq minutes à peine que je venais de passer à sa caisse, cinq minuscules minutes et moi je me souvenais parfaitement de la couleur tangerine du rouge sur ses lèvres et du chouchou genre filet de pêche qui lui retenait les cheveux avec coquillages intégrés et elle plus rien ? Sommes-nous si peu de choses, sommes-nous rien ? Alors j’ai envoyé valser le concombre au-dessus de sa tête en criant C’est tout ce que ça vous fait ?!!! La cliente lui a dit d’appeler la sécurité, elle a posé sa main sur son micro, elle a poussé le bip du contact et puis elle s’est penchée pour parler. Elle était devenue toute blanche, mais elle n’a pas pu prononcer un mot. On a entendu un peu son souffle dans les haut-parleurs, tout s’est tu un instant jusqu’à l’autre bout du supermarché, et j’ai été un instant assez émue car j’ai trouvé que c’était à peu près le genre de silence qu’il y avait quand je me promenais petite dans la campagne et que je m’arrêtais d’un seul coup pour écouter le bruit des libellules. Ou plutôt le silence des libellules au-dessus de l’eau, les odonates, saviez-vous que le vrai nom des libellules c’est odonates ? Tout le monde a écouté, les gens attendaient une catastrophe sans doute. Et puis Marie-P. a fermé son micro. Elle s’est assise sur sa chaise. Elle a commencé à pleurer. On s’est regardées sans rien dire. Je voyais ses grosses larmes rouler et venir mouiller son gilet marqué Puis-je vous aider à mieux consommer et alors ça m’a serré le cœur. Je me suis dit que j’avais sans doute bousillé sa journée ouvrière, et on n’a pas le droit d’embêter comme ça les gens qui travaillent dur. Alors j’ai eu envie de prendre Marie-P. dans mes bras, de faire le tour de la caisse et de lui demander ce que je pouvais faire pour me faire pardonner. Peut-être l’inviter à engager une petite danse ou bien à faire quelques pas dehors, et puis je me suis dit que sans doute elle n’allait pas comprendre et que peut-être, elle aurait peur de moi. J’ai regardé son badge, j’ai regardé son petit foulard, sa frange décoiffée, j’ai vu d’un seul coup la tristesse du jour et ce courage qui nous manque en tout, la chute irrémédiable dans nos vies à n’importe quel moment, et alors j’ai tourné les talons : je n’avais plus rien à faire là.



2 juillet 2013
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