Ghislaine Dunant | Lire comme expérience, acte I

Ghislaine Dunant est écrivain. Elle fait partie du comité de rédaction de La revue de belles-lettres dont le dernier numéro est consacré à Henri Thomas. Jean-Marie Barnaud a rendu compte du numéro consacré à Alejandra Pizarnik.

Le site de Ghislaine Dunant.


 

La chambre était grande, et si nouvelle pour moi, je m’y sentais un peu perdue.
Ma sœur aînée avait quitté la maison, sa chambre devenait la mienne. Je laissais ma petite sœur dans la chambre de notre enfance, j’entrais en sixième, le monde bougeait, s’agrandissait.
Ma sœur avait débarrassé la chambre de toutes ses affaires, j’avais apporté mes vêtements dans l’armoire à deux battants, côté cintres et côtés étagères, où elle rangeait ses habits fabuleux de grande. Je n’ai pas le souvenir d’avoir ajouté quoi que ce soit à ce nouveau territoire qui m’impressionnait. Et il me semble qu’il a fallu quelque temps pour que je me familiarise avec ce que je découvrais qu’elle avait laissé dans le meuble qui courait entre le lit et le mur : une rangée de livres. Tous semblables, couleur crème et lettres en or, serrés les uns contre les autres, au point de me faire hésiter à en sortir un. Leur compression leur conférait une tension inquiétante.
Il fallait s’approcher, monter sur le lit pour lire les titres, le nom de l’auteur, distinguer les lettres sur le dos étroit. Pourquoi les avait-elles laissés ? Dans sa nouvelle vie, elle ne les emportait pas. Lectures d’adolescence, ils n’avaient plus aucun intérêt. Le nombre d’années qui me séparaient d’elle me laissait la liberté de penser qu’ils pouvaient pour moi combler beaucoup de choses qui attendaient d’être imaginées.
Mais par quoi commencer ?
Il n’y aurait eu que quelques livres, j’aurais commencé par n’importe lequel. Là j’avais un mur devant moi, je devais faire une brèche. Où ?

J’ai fini par oser tirer Michel Strogoff. Un nom. Quelqu’un qui allait m’emmener. Plus qu’un personnage, quelqu’un. Une main tendue pour m’emmener, et m’emmener loin, grâce au nom à consonance russe et aux deux tomes.

Je lisais la journée, tout le temps où j’ai habité cette chambre. Je me mettais à genoux, le livre posé sur le lit, les coudes autour, la tête penchée au-dessus du livre. Comme en prière, mais je ne me souviens pas d’avoir fait le rapprochement. J’étais enroulée autour du livre, la posture devait m’assurer concentration et tranquillité, de ne rien voir du lieu où je me trouvais.

Je n’ai aucun souvenir du parcours de Michel Strogoff, je ne me souviens que du supplice qu’on va lui infliger, une fois qu’il est arrêté.
La lame d’un sabre, chauffée à blanc, va brûler ses yeux et le rendre aveugle.

L’émotion que j’en ressentis s’est confondue avec le pouvoir que j’avais de lire. Elle était d’autant profonde que moi-même je lisais, j’avais des yeux et la vue pour lire cette histoire. Le texte brûlait mes yeux. J’étais troublée. Devais-je arrêter de lire parce que je ne supportais pas le supplice, et que je croyais avoir à préserver mes propres yeux ?
Ou poursuivre, avoir ce courage, tenir la main des phrases et des mots, et traverser le récit du supplice, pensant qu’il y avait à continuer ?
Qu’un livre me donne la sidération de la peur, que je ne me sente pas capable de la traverser, puis que je la traverse parce que je veux encore lire, continuer de lire en serrant la peur au fond de moi, les genoux au sol, le corps autour du livre, le livre au centre du corps, cœur qui bat et noyau qui donne force, cœur qui fait sentir la peur, - ce moment où se sont confondues des sensations physiques, des images sidérantes et des phrases à lire qui me font poursuivre et traverser la peur comme un gué, sentir le récit continuer, m’assurer vie et images, une histoire surtout, futur ouvert - ce moment a produit des traces explosantes qui m’animent encore aujourd’hui.
Je suis sûre que le sentiment que j’ai, lorsque j’ouvre un livre, que quelque chose peut me sauter à la figure, a commencé là. Et je cherche ce moment, je cherche ce livre où je me sente à la fois saisie, et prise par la main, pour traverser l’émotion d’une expérience humaine.
Aujourd’hui ce n’est plus l’incandescence de la lame, approchée des yeux de Strogoff, qui me saisit, c’est l’incandescence des mots quand je les rencontre, qui disent la justesse d’une expérience, parce qu’ils sont lumineux de leur évidence et parce que je ne les avais pas encore trouvés, et mon cœur bat. Le sentiment de reconnaître une expérience, encore pas dite, et que des mots illuminent de justesse.
Être saisie et assurée. L’étrange expérience des lectures importantes.

Gh. D.


21 novembre 2013
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