In Situ. Livraison II
Il est difficile d’écrire la maladie lorsque c’est la sienne. Les écueils sont multiples. Ecrire sa maladie ressemble à une sorte de défaite. Elle existe, elle a gagné. Je repense aux livres d’Hervé Guibert, qui à l’époque me semblaient alanguis par une espèce de renonciation qui en faisait l’attrait. Peut-on vraiment à la fois lutter dans son corps, et en même temps consacrer ses forces à autre chose, qui consiste à s’éloigner de ces faits âpres, éprouvants. Je n’y arrive pas à vrai dire. Et j’admire tant une œuvre comme celle de Philippe Rahmy où une sorte d’alchimie entre le corps souffrant et l’écriture crée, fait poésie. In Situ je pense ne pourra se faire qu’une fois la guérison complète, une fois le doute aboli sur ces petites métaplasies, ces petites boules de rien qui étoilent la chair, une fois la certitude établie qu’elles ne fomenteront plus des carcinomes. Alors seulement une forme de superstition idiote sera levée, celle qui consiste à penser que d’en faire de la « littérature » porte malheur. Je sais bien que se dévoile là une défiance de mauvais aloi, tiraillée que je suis entre le silence sur tant de choses et la tentation malgré tout de parler de moi. Tentation que je trouve la plupart du temps inconvenante. J’ai eu cette éducation à la modestie, à la discrétion sur soi, au principe qu’il ne faut pas se mettre en avant. Mais il y a aussi la nécessité qui se lève à un moment. Et qu’on ne décide pas. Pour une phrase parfois. Comme ce fut le cas pour « Il y a à Malonne, niché dans l’étroite vallée du Landoir, un long bâtiment de briques etc. ».
Qu’est-ce que le romanesque ? Il apparaît parfois, c’est « épiphanique », un paysage urbain, un dialogue entendu, qui montre une voie vers un roman possible.
Qu’est devenue Donia ? Elle erre quelque part sur un terrain vague, entre deux cabanes de bric et de broc. Peut-être est-elle repartie dans un roman d’Alice Ferney (Grâce et dénuement) ? Ou bien se cache-t-elle derrière les palissades qu’on trouve entre l’arrêt Robespierre de la ligne 9 et le hall du salon de Montreuil ? J’ai mis l’œil dans une fente, et il y a en effet là des abris de fortune, ignorés de tous les lecteurs jeunes et vieux qui par milliers sont passés par là ces derniers jours. Elle n’est plus en tout cas dans la salle d’attente d’un service d’oncologie d’un hôpital de banlieue. Elle n’a pas rencontré la narratrice qui lui aurait demandé comment elle s’en sortait, et à qui elle aurait appris qu’un médecin (une femme) la soignait sans couverture maladie, dans l’illégalité totale en falsifiant les documents pour la sécu. La CMU ne paye pas complètement les actes lourds à 2000 euros. Il n’y a pas eu d’amitié naissante entre ces deux êtres que tout sépare. Entre ces deux solitudes.
Autre chose est venu et puis est reparti aussi, venu d’un besoin d’éloignement et de solitude. En allé aussi.
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Je suis loin désormais. La rue que je vois en contrebas pourrait être à Londres, Berlin, ou Utrecht. A travers le bow-window, j’aperçois les voitures garées devant des immeubles de briques. Les arbres d’un square viennent illuminer l’étendue des toits de zinc et d’ardoise. C’est la lumière d’un début de printemps. Le ciel sans couleur vient se confondre avec l’encadrement en bois de la fenêtre. Je découvre cet espace qui bientôt me sera familier. Ce mouvement, je le ferai sans doute souvent. Aller à la fenêtre, regarder en bas, laisser le regard parcourir l’horizon, sans pensée particulière, être juste envahie par le lieu.
L’appartement est presque vide. Le locataire précédent a seulement laissé une armoire en pin dans le séjour. Le meuble est large et sans charme. On comprend qu’il l’ait abandonné, résidu d’une vie dont je ne saurai rien, ou si peu. Dans un des tiroirs, j’ai retrouvé une carte postale signée d’une certaine Liesbet, « Hoe gaat het met jij nu ? Beter, hoop ik. Groetjes uit Barcelona ». Moi, je n’ai encore écrit à personne depuis mon arrivée. La ville est agréable, et l’on pourrait s’en trouver content, le dire sur une carte avec la cathédrale photographiée en contre-plongée. Mais toutes les cathédrales d’Europe se ressemblent dans le fond et un tel envoi étonnerait mes destinataires.
En arrivant dans une ville étrangère, j’éprouve toujours un certain soulagement, en me sentant agréablement désorientée. Tout vous est inconnu, chaque parcelle de trottoir, chaque perspective de rue découvre des mots, des architectures neuves. On est délivré de soi. Comme si on n’existait en grande partie que par les espaces familiers qui nous entourent, et qu’une fois quittés, on pouvait redevenir l’autre personne qu’on entrevoit parfois, ailleurs, différente, impossible. Je me suis souvent sentie lassée de moi-même. Et ici, par la grâce de ce quartier en périphérie d’un centre historique, je goûte au plaisir d’être une femme différente, que personne ne connaît. Et soudain aussi je me repose. De moi-même, mais aussi des autres. De cette grande fatigue qui m’a accablée, je m’en rends compte, pendant toutes ces années.
Ne parler à personne pendant quelques jours. Aucun ennui, aucune détresse. Au contraire. Tout le monde m’a dit avant mon départ : tu ne connais personne là-bas, tu ne crains pas la solitude ? Non seulement, je ne la crains pas mais elle me plaît. J’ai le temps de m’installer, de ne rien faire. Ne rien faire. Pour une fois, je ne fais rien de toute la journée. Ce ne sont pas des vacances. Car même en vacances, j’ai toujours eu à l’esprit le texte qu’il faudrait rendre à telle date, le projet à soumettre, les échéances le plus souvent fatales. Pour la première fois de ma vie d’adulte, peut-être, je n’ai aucun devoir, aucune obligation, aucune date butoir. L’espace est devant moi, vide et imprécis. Le seul souvenir de cet état est celui du temps de l’enfance, où chaque jour revient, vierge, sans regret, neuf.
Devant la baignoire, il y a une lucarne qui donne sur les jardins à l’arrière des immeubles. Les gens du quartier y entretiennent des potagers. Le matin, je m’y allonge, après avoir lancé quelques boules parfumées qui disparaissent en glissant vers la bonde. Je contemple le ciel et les alignements d’arbustes. Je me vide l’esprit. J’observe le cadre de la lucarne, les coulures de peinture blanche sous le loquet.