Jan Baetens ⎜ A propos de INCISEIV

Transparences et opacités du corps

A propos de Philippe Beck, INCISEIV (Nantes, éd. Memo, 2000), par Jan Baetens (Leuven)

La littérature contemporaine est une littérature du corps. D’abord parce que le corps est son sujet principal : sur ce point, l’écriture n’est guère différente de l’art contemporain en général, où le formidable essor du virtuel s’accompagne d’un intérêt non moins explosif pour le thème du corporel. Ensuite parce que le corps et son fonctionnement lui servent de plus en plus d’objet, voire de modèle : de ce point de vue, l’écriture a sans conteste des enjeux moins courants, dans la mesure où le corps en action, à moins que le texte ne vire en ’performance’, ne peut pas y être montrée directement. Des auteurs comme Georges Bataille, Antonin Artaud, Denis Roche ou Valère Novarina, entre autres, et des théoriciens aussi divers que Julia Kristeva, Gilles Deleuze ou Christian Prigent, lequel combine les deux rôles d’écrivain et de critique, ont établi fermement une tradition littéraire que structure le conflit entre l’organisation symbolique, rationnelle, décorporéisant du langage social, d’un côté, et le travail du corps dans et par la langue poétique, matérielle, pulsionnelle, engluée dans et relancée par l’informe, de l’autre.

Toute tentative de proposer une approche du corps qui s’écarte de cette conception ’sauvage’ et ’irrationnelle’ du corps-langue, sans pour autant renoncer à la hantise du devenir-corps du langage et du devenir-langage du corps, mérite dès lors une attention très particulière. Une telle écriture, en effet, prend le risque de briser des lieux communs et des facilités du dire, tout en insistant résolument sur le socle partagé de l’expérience contemporaine. Tel est selon moi l’enjeu d’INCISEIV, le septième recueil de Philippe Beck. Apparemment ce livre se contente de prendre place dans ce qui est en train de devenir, non sans quelques pesanteurs déjà, une doxa contemporaine. Mais par la précision et la rigueur de certains de ses partis pris d’écriture, il parvient à donner un accent très neuf à une problématique de nos jours omniprésente.

A quoi tient l’incontestable originalité de ce recueil, homogène et très varié en même temps ? A première vue, INCISIEV ne se distingue guère par sa thématique, qui réaffirme l’analogie du corps et du livre, du souffle et de l’écriture, de l’action corporelle et du travail sur la langue. Bref, Philippe Beck, comme tant d’autres aujourd’hui, articule une philosophie matérialiste de l’être parlant, qu’il enrichit par un savoir intertextuel d’une densité exceptionnelle (tout au long du livre, "l’Ancienneté" se convoque à l’appui des grandes thèses de l’auteur). Sa différence, INCISEIV ne le doit pas non plus aux techniques littéraires dont le retour ponctue le volume (le goût de la création verbale par préfixation ou suffixation en réseau ou la quête d’un style un peu apodictique, à même de rivaliser avec la parole des textes présocratiques, sont certes moins convenus, mais les lecteurs de Philippe Beck savent que, depuis presque sa première publication, l’auteur a creusé exemplairement ce double sillon-là). Par contre, ce qui représente le grand apport du livre, tant par rapport à l’oeuvre de Philippe Beck lui-même que par rapport à celle de l’époque, est la réflexion de ces thèmes et des ces techniques dans la forme même du vers, qui occupe dans INCISEIV une place absolument capitale.

Ce vers est, comment pourrait-il en être autrement, rattaché à un modèle précis, mais qui revient comme marqué d’une balafre :

(Je brutalise l’élan
syncopé de S.M.?
S.M. le violoniste ?
Non. Je le re-prose, le prose au carré,
le re-poésie ; j’entête l’effort.
C’est normal.
Négociation versus négociation.) (p. 35)

Balafre ? Coupe ? Entaille ? Incise ? Inciseiv, dit Philippe Beck, et ce néologisme par métagramme mérite qu’on s’y arrête, tellement ce mot arrive à concentrer en sa forme nouvelle l’énergie que le livre entier s’apprête à déployer. "Inciseiv" n’est pas seulement un mot obtenu par l’inversion de quelques lettres finales. Plus que de remonter à quelque origine ("incisive", en l’occurrence), il convient de remonter littéralement le cours du vocable et d’y retrouver une "vie" palindrome, à l’inverse : la mise à mort d’un mot, son ratage, sa déformation, engendre ("négociation versus négociation" ?) dans la violence des formes de vie nouvelles. De même, "Inciseiv" n’est pas un mot qui se donne à lire noir sur blanc : imprimé en creux sur la couverture orange, il s’impose, sa matérialité aidant, comme une suite de caractères drus littéralement taillés dans la dureté du support (je connais peu d’autres exemples où le choix des capitales et de lettres sans empâtement est motivé de façon aussi efficace, c’est-à-dire abrupte). "Inciseiv", enfin, signale à quel point l’ambition de Philippe Beck est de créer par soustraction, non pas simplement de diminuer, de rogner, de cacher, mais de faire surgir partout des éclats maîtrisés, qui jamais ne débordent, leurs excès nonobstant.

Excès et morsure, et leur équilibre non pas parfait ou instable (pareille caractérisation est inappropriée, car mise encore sous la coupe d’une esthétique conventionnelle) mais sans cesse produit, vers après vers, autant par force que par retenue. La manière dont Inciseiv gère par exemple son emploi du néologisme lexical (nettement plus présent ici que dans les précédents volumes de Philippe Beck) illustre fort bien cette stratégie. Soit par exemple les deux lignes que voici :

L’ex-coeur, le sans-coeur
déraisonnable est amentations (p. 21)

Elles concentrent (mot inévitable quand il s’agit de l’oeuvre de Beck) un faisceau de procédures qui donnent au néologisme sa place absolument nécessaire et cohérente. En effet, s’il est possible de rétablir la forme tronquée, par apocope, du mot "amentations" (disons pour y retrouver quelques "lamentations" refoulées, mais d’autres lectures sont possibles, entre autres celle qui considère le "a" initial comme un privatif), il importe surtout de repérer que la pulsion néologique est conséquence structurale : elle compense la surcharge préfixale ("ex", "sans", "dé"), elle se combine avec elle pour dire ce que se passe lors d’un passage à la ligne (qui rompt et relance), elle enjoint toute lecture à mesurer ce que chaque lettre, chaque mot, chaque vers et chaque phrases sont capables de faire surgir des mots de la tribu. Le néologisme n’est en effet jamais absolu, irreconnaissable, magique, séducteur, comme il arrive chez Michaux (dont par moments Inciseiv se rapproche), il est au contraire volontairement neutre, cassant à force de simplicité, toujours interprétable grâce à un contexte qui ne s’enlise jamais dans le plaisir enfantin de l’invention lexicale. Le néologisme ne sert nullement à enrichir le vocabulaire, son horizon est celui de l’umheimlich, de l’insolite qui inquiète plutôt que du neuf qui fait rêver.

Face à pareil programme, on aurait pu s’attendre à des poèmes brefs, compacts, laissant au lecteur le soin de terminer ce que l’auteur a préféré chuchoter à moitié. Il n’en est rien dans Inciseiv, qui opte résolument pour le poème long (le livre en contient quatre) et n’abandonne rien, pour ainsi dire, à l’imagination du lecteur. Discipline rude en effet que la lecture de ce livre, qui balise fortement le trajet de chaque lecteur, qui le corne et le gifle d’un fond sonore incroyablement strict (le texte semble s’interdire presque les consonnes sonores, pour faire fuser partout les occlusives) tout en se refusant les facilités du lyrisme (est-il question du cœur, de l’âme du génie ? c’est pour mieux parler poumons, tuyaux, muscle, et pour mieux ne parler que de ça, d’un bout à l’autre). C’est, voit-on à la fin du livre, la seule façon de dire vrai.

Jan Baetens

3 février 2002
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