Jean-Baptiste Mercey : Santiago du Chili, le temps de la langue
Jean-Baptiste Mercey nous fait partager le premier récit du voyage qu’il fait actuellement à Santiago du Chili.
Ancien bibliothécaire au Centre culturel français de Pointe-Noire, Congo, on lira cet article de Ya Sanza : Le cercle culturel pour enfants de Mpaka.
le temps de la langue qu’on n’a pas parlée depuis sept années
les plaines limpides, la cordillère blanche
sans ombre la sensation du trajet
le ciel proche, l’amour de ce bleu intense
et la mi-journée claire
végétation au sortir de l’hivernage
autoroute, la ville fraîche, basse
les cimes à l’aplomb
course du torrent, squelettes, brique
cette pierre dure, cette terre sombre
le ciel poèmes
Une salle immense, au sol sur le carrelage blanc deux grandes surfaces de moquette gris-mauve, le bruit de trois téléviseurs couleur, par les portes ouvertes celui de la rue, les bus jaunes, c’est un restaurant, sur un pan du mur rose les fils d’une guirlande transparente dessinent une tête de bœuf qu’on imagine rougeoyante et clignotante dans la pénombre du soir, on voit un bout de la cuisine par une baie vitrée au fond de la salle, des dizaines de tables, vides toutes, sur le mur en face quatre grands miroirs rectangulaires, et le pot de sucre - à côté du café brûlant :
C’est l’apprentissage d’une ville. Une semaine maintenant je crois. Les jours ne se comptent pas, les heures non plus, il y a ce temps et c’est tout. Ce temps qui ne représente rien de ce à quoi on est plus ou moins accoutumé. Plutôt ce serait le début d’une vie. Début, aube, avec ses vagues, ses errances, ses flous : apprendre. Pas de contours, bordures flottantes, improbables, sans cesse repoussées. Une ville et les mots qu’on y apprend. Soi-même, indéfini.
Avoir été attentif aux premières sensations, au regard qui commence. Se construisant, dans un éveil ténu - la fragilité avec laquelle il se pose sur chaque chose. Sa faculté soudaine à s’éblouir. Regarder. Et avec beaucoup de patience, peut-être voir. L’œil vierge. Sans trop se souvenir de ce qui s’y est sédimenté : mémoire sans image - apparemment c’est à peu près comme si on n’avait rien vu d’autre de sa vie ; qu’importe qu’on ait derrière soi d’autres voyages ou pas, d’autres lieux ou un grand vide, ce qu’on a apporté avec soi ne se matérialise pas, on est allé nu et plein, le regard n’a rien d’ancien à quoi se raccrocher (les évocations d’un séjour dans un pays voisin, sept ans plus tôt, se dissolvent d’elles-mêmes, comme dans un jeu).
Très vite dépasser les premières impressions urbaines. Trop faciles, les qualificatifs hâtifs des premiers jours - le centre de la ville peu avenant, presque laid, gris, pollué, les gens aimables, affables, presque courteoisie populaire, et ainsi de suite les restaurants les bus je ne sais quelle réalité de je ne sais quel néo-libéralisme et quoi encore. Le premier regard est précieux pour soi, pour ce qu’il a de profond, mais trop facile ce qu’il nous pousserait à raconter, trop superficiel ce qu’on aurait à dire sur ce qu’on n’a pas appris à voir - et se reconnaître soi-même en permanence dans l’apprentissage du regard. Du quotidien - et des temps qui s’y créent, hors-champs compris, et de l’éblouissement des sensations qu’on en a - il y a sans doute à dire, mais pas maintenant.
Apprendre la ville. Accompagné par la recherche d’un lieu où vivre, d’un chez-soi dans une ville encore inconnue. Des journées à arpenter avenues et rues secondaires, lignes de bus dont on n’est pas bien sûr de la destination, quartiers ombragés d’arbres en fleurs dont on ignore le nom les découvrant maintenant (on aborde la ville par des quartiers huppés) on se perd un peu puis se retrouve (jusqu’à présent, l’étonnement de si peu s’égarer, l’aisance avec laquelle on se repère, les lieux visités s’appelant les uns les autres à partir de trajets déjà familiers, si bien qu’on a ce plaisir à retarder l’achat d’un plan de la ville tout de même très grande). Ce quotidien-là, des premiers temps, à se débattre avec les petites annonces, à se débrouiller comme on peut au téléphone, le vocabulaire immobilier, les chiffres généralemement quadruples des adresses, allant dormir de lieux provisoires en lieux provisoires, l’inconfort que cela peut provoquer, lorsque par exemple il pleut à verse des jours durant, les rencontres qu’on fait. Apprendre la ville en commencant comme ca, sans l’habiter encore, mais avec cette simple volonté-là. Et par là les lieux qui s’inscrivent.
dans les surgir
sur l’à-côté des taureaux enroués
l’étranger se disant
des lieux
mourir aux fenaisons de l’aube
nulle langue ne le rassemble
nulle part n’est proche
sentiers de brume&emsp.&emsp.&emsp.cahotant
c’est la pierre qu’il mange
c’est la pluie infinie
berceau écoulé fraîcheur limpide des flux
de part en part sans jamais
s’y arrêter
n’appartient à rien
Un lieu du même type que précédemment, cette fois tout en longueur, une allée profonde bordée d’uniformes tables scellées, sur chacune un pot de sucre et un gobelet métallique duquel s’élève en forme de grand cornet un savant assemblage de serviettes blanches mais livides sur lesquelles en lettres rouges nom adresse du restaurant plus verre de bière et hamburger, tout le mobilier est rougeâtre, devant moi une enfilade de tables vides débouchant directement sur la rue : flux continu de passants emmitouflés (une serveuse vient poser sur chaque table un petit pot de sel) puis l’Alameda - soit la grande artère du centre : 5 voies vers la Moneda, un terre-plein planté d’arbres à présent bourgeonnants, 5 autres voies vers Plaza Italia, le trottoir là-bas en face, à peine emprunté, un palmier devant un hôtel, un petit coin de ciel blanc :
au fond l’étrangeté nous est propre
cela a à voir avec moi
écrivant sur un billet composté
dans les surgir de la solitudele regard transparent
les lieux parcourus par ce qu’ils révèlent
chaque pas source d’infiniun moment la peur de ne pas changer
miroir aux poids inertes
que le vent pas encore
dans les surgir de l’oublil’enfant égaré dans le labyrinthe de la roseraie
douleur des épines à l’aube trempée
l’odeur des vents lointains, au sortirles paysages à la fenêtre embuée
qui bientôt se renverse
un arc vert dans la terre sans fin
l’horizon au milieu
le champ du regard verticaldémiurge ensablé
les fontaines dans l’air tiède lentement
légèreté des pierres
s’élèvent vers le jour bleu
On entend des chansons de variétés plutôt tièdes, dehors il pleut, la lumière faible de l’après-midi finissant, on est entré par hasard, c’est une fois assis qu’on sent que l’endroit a une longue histoire, au vieux moulin à café qui trône oublié sur une armoire, à côté de l’ancienne enseigne portant le nom inchangé du restaurant, au plafond deux grandes hélices pour brasser l’air moite aux jours d’été, en entrant à droite un long comptoir avec la cuisine isolée sous une structure en verre, à gauche la caisse, 9 tables sur le carrelage damier jaune et noir, nappes rouges recouvertes d’une lourde plaque de verre, le haut-parleur dans un coin de la salle, un homme rabougri sort, un vieillard en chapeau lit un journal, une jeune fille au téléphone :
alors on est allé visiter toutes sortes d’endroits à habiter rêvassant parfois de cabanes au fond de jardins sentant bon la fleur d’oranger d’autres fois anticipant l’esbroufe d’un poulaillier en bout de couloir :
Miguel de la Barra 449 c’était le premier qu’on ait visité aussitôt on s’est rendu compte que c’était situé exactement en face de la cabine téléphonique d’où nous avions appelé
Ismael Valdès 492 près du parque Forestal on est venu dix minutes avant le rendez-vous le concierge qui avait son bureau en plein milieu du hall nous a fait visiter un appartemement qui n’était pas celui que cinq minutes plus tard devait nous montrer une employée d’agence - par la fenêtre les ruines encore fraîches de l’ex-immeuble d’en face
Barcelona 264 le vieil édifice colonial blanc nous avait laissé croire que... et puis c’était aussi dégoûtant que la bave qui avait coulé d’entre les lèvres de la femme à demi sorcière qui une heure plus tôt nous avait chassés d’un banc simplement en venant se planter devant nous marmonnant une incompréhensible rumeur que son regard mauvais rendait inquiétante
Mosqueto 502 là plutôt une chambre d’hôtel pas rangée ni nettoyée, on n’avait pas bien compris l’adresse que le type avait donnée en abrégé, dans l’ascenseur il nous avait tendu sa carte Larenas gestion l’air de penser c’est pas à ceux-là que je louerai puis téléphone sonne encore une fois
Pio Nono 9 en ouvrant la porte bleue elle a demandé c’est pour combien de temps et à la réponse s’est excusée que la dueña...
Padre Bernet Fromm 231 voilà donc la petite cabane au fond d’un jardin sentant bon la fleur d’oranger même si sur les feuilles dudit oranger venait se déposer la poussière du chantier de construction d’un immeuble comme il y avait tant d’autres chantiers aux alentours, dommage aussi que la femme avait déjà promis à d’autres
Luis Beltrán 2080 il n’y avait personne on aurait dit qu’une grand-mère était en train de s’y mourir derrière les volets écaillés on n’est pas revenu et de là on est allé plaza Nuñoa d’où on a eu un bus inespéré
Apoquindo 5200 c’est en descendant presque à l’aveuglette de ce bus qu’on est tombé dessus alors qu’on ne comptait plus y aller il y avait cinq mètres de couloirs entre les deux seules pièces d’ailleurs on avait dû s’annoncer en bas à l’épicerie puis traverser le garage
Dardignac 179 des idéogrammes chinois peints à l’encre noire sur de grandes feuilles de papier la fille m’a assuré qu’on pouvait fumer tout ce qu’on voulait ici
Eduardo Castillo Vicuño 3354 on est allé trempés sous la pluie battante depuis la veille le chat miaulant venait se frotter contre nous il ne supportait pas le départ de l’ancienne locatrice et la vieille femme autrement nous aurait pris comme ses enfants
Mc Iver 22 on n’est pas entré tellement le vacarme à l’angle des deux avenues
Ovalle 846 on a dû passer deux fois avant de trouver le concierge qui de toute facon n’avait pas la clé mais tout de même nous montrant un autre appartement à louer du même type ce qui devait suffire à ce que nous ne revenions pas
Brasil 453 la propriétaire n’est pas venue à cause du mauvais temps c’est un concierge qui nous a menés à deux lofts identiquement très tendance c’est un quartier plein de pubs tout à fait en vogue on dit autrefois c’était aristocratique
Valdivia 2008 les visiteurs se pressant et l’assiette de spaghettis se refroidissant sur la table à la nappe verte le jeune homme comme si de rien n’était
Ejercito 40 on a vraiment aimé cette dame et après on s’est demandé pourquoi elle nous avait simultanément évoqué la grand-mère de ma femme alors que rien à voir sauf que justement grand-mère elle nous a invités à prendre le maté
11 de septiembre 1676 quand on a demandé et comment le quartier aussitôt réponse sécuritaire comme bien souvent sinon que des fois le bruit d’une avenue est plus agressif que la silhouette de voyous pas si probables dans ces parages-là
Mexico 421 on a longé une avenue noire elle-même longeant un cimetière pour une fois quelqu’un minimisant les distances - de petits perroquets en cage dans le patio humide on aurait eu pour voisin un footballeur paraguayen les murs de son appartement tapissés de photos de lui en action
Vicuña Mackenna 58 les couloirs d’un hôpital de quelque province lointaine
Curico 372 personne n’avait encore habité là l’appartement était comme un jouet à monter soi-même livré prêt à habiter j’entendais se défaire un sachet plastique
Constitución 248 l’immeuble vert comme un oiseau en sonnant chez la concierge on entendait les gouttes tomber la troisième fois sur les conseils d’un metteur en scène on a sonné au 5 de là très sympa on nous a orientés vers le 3 des french qui partaient la semaine suivante et visite faite ce n’était pas celui-là mais comme le metteur en scène très sympa nous avait refilé le numéro de la fameuse concierge en question on a appelé le soir la fille au courant de rien puis le lendemain on a vu et la concierge et la sœur de la propriétaire qui venait entre deux cours du lycée d’à côté toutes les deux très sympas
et c’est sûr j’en oublie