Jean-Marie Gleize | XXI
L’importance du travail de Jean-Marie Gleize, c’est probablement d’abord une reconnaissance d’enjeux théoriques, chez Ponge, chez Mallarmé, qui, une fois formulés, ont ouvert à l’expérience contemporaine des pistes neuves. La revue Nioques en témoigne.
Mais l’importance de Jean-Marie Gleize, c’est maintenant, tout autant, la façon dont la suite de ses livres s’emparent de ces enjeux et les explorent en brisant toute notion de genre, micro-récits affirmant une poétique, ou l’appareil formel de poésie convoqué pour l’approche narrative du réel le plus contemporain, le plus mobile.
Et, dans ce bouleversement formel de la possibilité littéraire, les cinétiques, les questions de cadrage et d’image, le principe même de réel.
C’était le cas dans Chiens noirs de la prose ou Néon (actes et légendes), c’est à nouveau le cas dans Film à venir (avec entretien), publié il y a 2 mois chez Fiction & Cie. Le texte ci-dessous est inédit.
Jean-Marie Gleize | XXI
(sans titre). Je suis encore là, debout, je lis les Voix intérieures. Je ferme les yeux et je vois distinctement un chemin de terre et de goudron, les trous du chemin, les morceaux aveuglants d’un rêve, et le mot image ses grandes lettres noires qui flottent au-dessus des pages et des mots et qui occupent maintenant toute la surface de l’écran,
je viens de te parler de ces morceaux de carton qui penchent, c’est comme la tête au sommet
de la croix, elle penche, elle est de plus en plus lourde à force,
elle est sans force et c’est comme si elle allait tomber mais elle ne tombe pas
et ce passage mène ici, c’est dehors et je ne fais pas de différence entre le mur et le sol, je suis tu es nous sommes vous êtes dans le même couloir
il photographie les six parois de ce couloir les cinq de la rue les quatre de ces traits ou deux qui sont le croisement d’un corps avec la tête qui penche et qui penchera
pendant tout ce temps je serai exposé
il sera exposé
il y aura exposition de ce corps et penchement de la tête et déchirement du cou et bruit à l’intérieur jusqu’à ce qu’à la fin il n’ait plus ni soif ni rien et qu’il soit laissé seul avec la lumière
« maintenant le corps est seul avec la lumière »
l’image est traînée dans la rue, elle est écrasée par les roues des voitures, des camions, par le bruit des moteurs, elle est froissée, écrasée, déchirée, tachée,
elle est couverte d’une pellicule de poussière ou de boue
c’est la photographie d’un poème. Le dessin noir et blanc du mot image ses cinq lettres, le mot est copié, photographié, et maintenant personne ne peut plus le lire, le carré de papier est à peine visible sur le sol, elle disparaît dans les trous, il disparaît, il disparaît, il se retire
elle est emportée
quelque chose l’avale et l’avale encore
je viens de lire que le bruit que j’entends est seulement le bruit de mon sang à l’intérieur de ma tête
et c’est le froid
d’une voix intérieure entendue intérieure de février bue comme ça d’un coup de gorge rapide
Je commence par ce récit de rêve ou du chemin de terre et de goudron
je te raconte comment
et tu me dis que c’est impossible
mais il y a le bruit de l’éclatement et la poussière dans la bouche ou le sable
et les cailloux très fins entre les dents et dans les joues
alors lentement je vois cet enfant qui n’est pas avalé ou rien
mais comme au ralenti un glissement son corps est collé
le corps est poussé il n’est pas mangé ni projeté ni écrasé ni rien il est poussé
au ralenti poussé et il n’est pas mort ni vivant
il est chaud et je l’emporte et je sais maintenant qu’il va naître comme ça
porté à bout de bras
mais je ne sais pas quand ni où ni dans quel jardin
et maintenant je suis devant vous et je ne sais pas comment
mais voilà les escaliers de Sfax la route en double pente la chaleur du goudron
je me tiens debout avec l’idée de l’enfant et la couleur effacée de l’avant
ou la couleur enfoncée de la boîte et la salive ou le sang et la langue un peu raide alors ou comme avec des piqures
alors je reprends la description du poème il est partout dans la poussière ici la rue est encore ouverte et si propre avec ses volets de toile et
par exemple dans ce poème de victor hugo il y a des arbres
et une branche
elle plie elle plie encore c’est un peu comme le corps de l’enfant il plie c’est un arc il est lancé au ralenti poussé un peu à l’avant de la voiture comme si tout se passait à l’intérieur d’un lac ou de la rivière sous un grand volume d’eau froide et lumineuse
il raconte qu’il y a un chemin un jardin ou c’est un parc
cadran solaire dessin calculé des camps d’ombre allées passant sous les tilleuls
et tout un champ de coton autour de la tête
le bruit sourd de l’eau sur la pierre signes (masse végétale vases aux buissons marbres gris et bleus sous futaie)
et je dois ici introduire les anges
(il y a des anges ils écoutent ils déploient leurs mains et leurs branches)
donc il s’avance et je m’avance il se décrit avançant pénétrant dans les allées qui tournent (cosmétiques phosphorescentes)
alors (c’est au milieu du poème ça fait le bruit spécial de l’eau tout autour comme au milieu de la rivière au pont Lagorce où je suis né où je suis encore tous les soirs et toutes les nuits et c’est pour ça que je sais que c’est le centre du poème à cause de ce bruit spécial de l’eau et sa transparence incroyable),
oui c’est ici que revient l’enfant et il prend la place de cet ange ou de ces anges (j’ai dit qu’ils étaient plusieurs en grappe un peu au dessus du sol à faire de la musique avec les arbres et à m’écouter regarder et suivre l’allée descendre encore un peu dans la clarté de l’hiver
aujourd’hui ce 20 février 1837)
alors je les reconnais ceux de ce février ce serait comme une descente aux enfers ils appelaient cela les enfers tous ces paysages avec des trous de pierre
et des fontaines et des sortes de lits baignoires pour les morts et les oiseaux
il court il glisse au devant de lui-même au dedans devant il passe d’un corps à l’autre
il court il se penche il sera bientôt à l’entrée de la grotte et sous le mur ou surface ou paroi de pierre immobile alors ici touché coulé droit comme un i
raide et moi aussi et sans rien dire avec ce mur en miroir ou comme un miroir
et c’est ainsi mais il n’y a plus de chemin d’allée et ce chemin sans chemin me conduit vers la grotte et le miroir le mur et le miroir où plus rien
exactement muet comme un enfant ou un poème, le poème XXI sans titre
exactement entraîné par
exactement muet simple et droit comme un poème comme la surface d’un poème comme un tapis de lierre et c’est tout.
A Volx, 1837-2007