José Morel Cinq-Mars | Sotti(s)e
C’est toi qui as commencé. C’est toi le premier qui as enlevé un H. Moi, j’ai fait que continuer, j’ai ajouté t-e. Ça t’a vexé. Tant pis pour toi. On va quand même pas se disputer pour quelques lettres en plus ou en moins. Hinstin, Instin, Intestin. C’est sûr, je lis trop vite. Mais avoue que tu as tout fait pour. À me presser comme ça, à me répéter que t’en pouvais plus d’attendre, qu’il fallait qu’on prenne une décision, qu’on regarde la réalité en face. Qu’il fallait qu’on se sépare, là tout de suite, sans attendre. At once. Right now. Drette su’l’piton. Oui, c’est sûr aussi. Instin, ou Intestin comme je l’ai lu, ça m’a fait tourner la page, enfin… vu que des pages y’en avait pas, disons que je suis passée à autre chose. C’est ça qui arrive quand on me presse : ça me trouble ; je perds mes moyens et comme de raison, l’Autre il en profite. Il débarque, pas gêné, il s’installe et fout le bazar avec ses petites lettres à lui qu’il ajoute et qu’il retire, comme ça, comme ça lui vient, comme ça lui chante. Histoire de montrer que c’est lui le chef, qu’il est chez lui partout, que c’est son ordre qui prédomine. Contre lui, pas de verrou ni de code d’entrée. Il passe partout, il s’insinue là où il veut. Rien à faire. Impossible de lui résister.
Faut dire qu’elle m’avait agacée, ta nouvelle histoire. Qu’est-ce que t’étais encore allé chercher au cimetière avec ton Général Machin ? Déjà, l’armée, j’aime pas bien. Les défilés, les saluts au chef, les alignements impeccables de corps d’homme, non merci. Caporal, colonel, commandant, général, lieutenant, sergent, bidasse. Pas envie de savoir qui, que, quoi. Morts ou vifs, qu’ils passent leur chemin ceux qui marchent au pas. Une étoile, deux étoiles, treize étoiles, la nuit en serait-elle plus brillante ? T’étonne pas si je lui ai tourné le dos à ton Général, si j’ai transformé ton Instin en Intestin pour mieux m’en débarrasser. Pas intéressée. Du tout. Pas drôle ton jeu, pas amusant ton projet. Tes blagues d’écoles maternelles, tu pouvais te les garder. Rien à faire. On en parlerait plus. Blanc. Paragraphe. Alinéa. Autre chose.
Et puis, justement, autre chose. Voilà que sans griller car, je retombe sur lui, le Général en personne. Un soir de fragilité peut-être ? Ou juste un soir d’orage où je regrettais le temps où je pouvais me réfugier dans tes bras ? Toujours est-il que cette fois-là ton projet s’incruste dans mon champ de vision et je lis enfin, doucement, clairement : Général Instin, pas Intestin. Instin que je lis d’ailleurs en faisant résonner le E final, “instinE”, ce qui lui donne un petit air russe. Aussi sec j’imagine un général moustachu coiffé d’une toque en mouton, façon Docteur Jivago. Alors là, si ton général s’installe dans un décor de neige, ça change tout. Peut-être même que ça lui donne une chance ? Tu sais bien, moi l’hiver, les grandes étendues nordiques, les nuits violettes, les pas qui craquent sur la neige durcie… Donc, c’était Instin et pas Intestin. J’avais lu de travers. Ouf… respire…
Et puis non, quand même : ça me trouble. Qu’est-ce que j’ai encore fabriqué à lire un nom pour un autre ? Intestin au lieu d’Instin, faut le faire quand même ! C’est pas normal, je dois être atteinte : c’est ça le début de la fin ? Les neurones explosés, la pensée en bouillie, les souvenirs en gelée ? J’ai peur. Et puis, transformer pour transformer, pourquoi Intestin au lieu d’Instin ? J’ai bien une idée : Instin, tout de même, c’est bien proche d’Instinct avec un c et un t ; or, instinct, c’est dangereux. Suffisant pour qu’en moi, ça s’installe en position de défense. Vite, contrer l’Autre qui précisément n’aime rien mieux que de donner libre cours aux instincts. Il faut empêcher que ça arrive, empêcher que ça se déverse, que ça me submerge. Endiguer, colmater, faire en sorte que tout ne déboule pas d’un coup là, sur la page et dans ma tête. Non, non, pas instin, pas instinc c-t, pas pulsion, pas dérive, pas Trieb, pas Éros thanatos et tout ce qui s’en suit. Non, pas ça.
Pour contrer instinct j’ai neutralisé Instin et halluciné intestin. Suffisait que ct fasse la culbute, et se retrouve cul par-dessus tête ; le t passait en tête, normal, et le c, si souple en sa rondeur, pliait le dos jusqu’à devenir e. Transformé Instin, escamoté instinct, apparaissait intestin. Ensuite, j’ai plus eu qu’à lever le nez, dégoûtée…, et soulagée. Je l’avais échappé belle : ça ne passerait pas ; j’étais sauvée par le te.
Te ? Tu, te, toi. C’est toi ? Tu es revenu ? Moi qui voulais t’expédier au diable vauvert. Toi que j’ai connu sur un banc de métro à Mirosmenil du temps où je lisais sur les panneaux des quais de métro Micromesnil avec un c ; un c, oui, comme dans… instinct. Tu te souviens ? Il avait fallu que je prononce un jour le nom devant toi pour tu ries de ma méprise et que je corrige. Mais non, m’avais-tu dit, pas Micro mesnil, miro mesnil. Sans c. C ? Le revoilà celui-là. Je l’attrape, il gigote, je le rattrape, il se débat encore. Oh, et puis à la fin, tout ça me donne le tournis. Allez, j’arrête. Pour changer, je vais plutôt m’occuper de ma correspondance. Justement y’a Jimmy qui m’écrit. Son amie Lorraine, alias Mademoiselle Bourgeoise Noire, expose son travail, à Brooklyn. Va voir, dit-il, j’aime beaucoup ce qu’elle fait. Je clique sur le lien, je musarde un peu de ci, de et là quand soudain, la photo d’une installation, trois ampoules allumées au-dessous d’un large ruban satiné blanc portant en lettres noires l’inscription maternal intestin m’arrête. Qu’est-ce que c’est que ce truc ! Maternal intestin, où est-on encore allé chercher ça ? Et puis un doute. Je relis, doucement… Mais non, pas intestin… instinct, maternal instinct… Et voilà, c’est reparti. Mais je te rappelle que c’est toi qui as commencé. C’est toi le premier qui as enlevé un H. Moi, j’ai fait que continuer, j’ai ajouté un t et un e. Et puis ça ne t’a pas plu, et puis l’Autre s’en est mêlé…
et puis…
et puis, voilà.