Journal épisodique et fragmentaire (Lundi 17 octobre)

Lundi 17 octobre

Hippodrome de Vincennes, jardins, allée cavalière, Institut National du Sport : la redoute de Gravelle et l’ancienne École de la Police Nationale de Paris se nichent dans un paysage forestier où la ville semble s’oublier au profit d’espaces plus ouverts et d’activités de plein air. Difficile d’imaginer un cadre aussi peu urbain. Sous un abri en bois, identifié par une pancarte comme l’accueil des visites du Centre de Rétention une femme portant foulard attend. Un sac en textile non tissé est posé sur ses genoux. Que contient-il ? Des vivres ? Des vêtements ? À qui le destine-t-elle ?

En avance sur mon rendez-vous, j’avale rapidement mon sandwich et ma pomme avant d’aller me présenter à la guérite d’entrée, prévoyant quelques formalités d’identification qui pourraient retarder mon passage. Mais l’attitude aimable du planton me rassure assez vite. "Votre visite est autorisée par le préfet de Paris et il est inutile de multiplier les contrôles." m’explique le Commandant Marey, derrière sa belle moustache. Sympathique, accueillant, disert, compréhensif. Il a lu le synopsis de ma pièce et il a parfaitement compris ce que j’espère de cette visite qu’il est prêt à me rendre aussi facile que je le souhaite. Je lui répète mes intentions. Je n’ai pas le projet d’écrire une œuvre documentaire sur les centres de rétention, ni de me risquer dans des considérations critiques sur la politique du gouvernement français en matière d’émigration. Je n’ai pas davantage envie de jouer les voyeurs de la condition des ces hommes. Je veux juste essayer de poser une question : qu’est-ce qui a poussé des Tunisiens et ces Égyptiens à fuir leur pays d’origine durant ces derniers mois d’hiver au moment même où les régimes dictatoriaux chancelaient, où un réel espoir de changement était en train de se lever ? Nous nous parlons clairement, en toute franchise et je finis par oublier l’environnement policier de son bureau où les photos d’hélicoptères côtoient une reproduction de La Tentation de Saint Antoine peinte par Salvador Dali.

Le centre de rétention accueille des étrangers en situation irrégulière pour une durée maximale de quarante jours avant, dans la majorité des cas, leur reconduite à la frontière. Ce sont donc des hommes en transit dont le rêve d’Eldorado s’achève ici entre quatre murs. Inévitablement, ils se poseront des tas de questions sur les raisons de ma venue et je devrais leur expliquer que je ne peux rien faire pour améliorer leur situation. Le commandant Marey utilise pour les nommer le substantif, inédit pour moi, de retenus. Un terme purement administratif et dépourvu dans sa bouche de tout jugement de valeur mais qui me rappelle immanquablement ces souvenirs de colle au lycée, punition redoutée des potaches "retenus" le samedi après-midi pour deux ou quatre heures. L’idée que ces hommes sont punis me traverse l’esprit. Punis de quoi au juste ?

La télévision marche à plein régime dans le foyer principal et peu de ces hommes s’y intéressent. Ceux qui le souhaitent sont invités à sortir dans la cour pour plus d’explication concernant ma présence. Un petit groupe m’entoure bientôt dans la cour entièrement grillagée, meublée de quelques tables de ping-pong et de banquettes en béton, totalement inamovibles. La présence des deux policiers qui m’accompagnent demeure discrète et en édit d’une forte appréhension de ma part, je ne ressens aucune défiance, aucune animosité. J’essaye de raconter ma pièce avec simplicité et c’est un peu surréaliste dans ce cadre, aussi surréaliste que la Tentation de Saint Antoine au milieu des hélicoptères.

"Tu veux savoir pourquoi on a quitté notre pays mais aucun de nous ne pourra te répondre. Chacun a son histoire. Elle n’est jamais la même. Moi, j’ai ma fille ici. Ça me suffit comme réponse."
- Il y en a qui méritent l’Europe, d’autres qui ne méritent pas l’Europe." surenchérit un Tunisien. " Peu importe de savoir pourquoi nous sommes venus en France, la vraie question est de savoir pourquoi nous sommes prisonniers dans ce centre."

Le grand cercle des curieux s’amenuise assez rapidement car bon nombre ont compris qu’ils n’ont rien à attendre de la présence de cet écrivain. Bientôt, il ne reste plus qu’un petit groupe de quatre ou cinq hommes qui ont vraiment envie de parler. Les autres se sont dispersés et flânent dans la cour. Parler de ces histoires de vie qui sont toutes différentes, toutes racontables en tant que telle. Comme celle de ce vieil égyptien arrivé à Paris en 1989 et qui ne connaît plus personne dans son pays natal. Ou comme celle de ce Kurde qui a fui la Turquie : électricien de métier, il ne manque pas de travail, juste d’un tampon sur ses papiers. Ou celle de ce jeune homme au teint pâle, au regard éteint. Il se prétend malade et nul doute qu’il le soit. Il soulève sa chemisette, exhibe les cicatrices de scarification qui couvrent son thorax.

"Nous sommes ici, comme dans une volière. On ne pas s’envoler." insiste un autre Marocain et je dois reconnaître que son image est tout à fait juste. "Mais comme tu vois, ici, on n’a rien à faire. La télé et les jeux. On a tout notre temps. On s’ennuie un peu. Et c’est important de pouvoir discuter avec des gens comme toi qui nous écoutent au moins. Pas comme les juges. Le nez dans leur papier. Et je vais te dire une expression que nous utilisons au Maroc. Il faut deux mains pour applaudir. Avec une seule, tu n’y arrives pas. Pour les hommes, c’est pareil. Il faut l’autre. Tu n’y arrives jamais tout seul. " D’une manière ou d’une autre, je me promets d’intégrer cette parole dans la pièce.

À la sortie du centre, une fois franchi le dernier portail, rempli d’émotions fortes et très contradictoires, difficiles à saisir mais où domine quand même le sentiment de soulagement. Je traverse le bois de Vincennes pour reprendre le RER. Les corbeaux s’en donnent à cœur joie sur les pelouses du Parc de Breuil, dans les superbes couleurs de l’automne. Leur liberté est croassante.

18 octobre 2011
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