Journal épisodique et fragmentaire - Mardi 8 novembre

Mardi 8 novembre 2011

Décidemment, voici l’automne. Paris a changé de visage et le contraste avec ma visite précédente est vraiment saisissant à la sortie de la gare après ces deux semaines d’immersion sur une toute autre planète. Les nuées grises collent au paysage, l’humidité fait scintiller l’asphalte des trottoirs et les mines des passants semblent beaucoup plus tendues. Il est un peu plus de huit heures, la nuit traîne encore ses semelles. En raison de la grève de la SNCF, je me suis levé très tôt pour attraper le train de 6h08 et je débarque de ma province à une heure de pointe parisienne. La cohue est indescriptible sous l’aquarium de la station Saint-Lazare.

Dans le passage Hennel, les caddies des SDF s’alignent sous des bâches en plastique et la concierge du bloc d’immeuble plaisante avec un cycliste, un voisin très probablement. La librairie n’est pas ouverte. Je bavarde avec Renaud en attendant l’arrivée de Dominique, encore un peu marqué par la soirée de la veille.

Les quatre comédiens sont là pour une première lecture découverte de Lampedusa. Il manque donc plusieurs voix qu’on se partage sur place. Je lis le personnage de la Mère ce qui me convient tout à fait. Phrases amples et émotion contenue. Dominique prend la part du lion avec le migrant, le médecin et les didascalies. Les autres rôles sont distribués selon des critères d’âge.

La langue coule assez fluide, sans heurts trop importants avec l’élocution des acteurs. Mais l’ensemble est trop long et beaucoup trop rapide. Les silences sont toujours victimes de la lecture à haute voix. C’est là que le théâtre disparaît au profit de la littérature, une littérature encombrante quand il s’agit de la sienne. Manque de rythme, impression de trop plein : rien de vraiment surprenant à ce stade de l’écriture. Car les premiers regrets s’expriment toujours sous forme de soustraction. L’écoute confirme plutôt ce que j’avais prévu.

À la fin de la lecture, chacun est invité à donner son avis. À chaud, un peu au dépourvu. Malgré les précautions polies, les remarques sont plutôt critiques et pas forcément très bien venues à ce stade du travail. Il en ressort l’impression, déplaisante mais commune, d’avoir fait un cadeau et que le cadeau ne plaît pas à celui qui le reçoit. Ce qui arrive au théâtre aussi souvent qu’ailleurs. Mais le trouble est d’une toute autre nature : je n’arrive pas à faire la part des choses, à saisir ce que les acteurs pensent réellement de la pièce. Je n’entends que des réserves d’ordre assez général, je n’entends pas un désir de défendre un projet avec une conviction d’acteur et le fossé artistique ressemble à un abîme. Perplexité immense ! Non sur la valeur de la pièce, j’ai passé l’âge depuis longtemps de croire à un quelconque génie qui me serait miraculeusement distribué et je n’ai pas peur du travail. Il porte sur la relation de confiance qui me lie avec les acteurs. Ont-ils envie de défendre ce texte ? Je me sens obligé de formuler la question avant de ranger mes petites affaires et de filer à la gare où la grève se poursuit. Il n’y a aucune raison.

Ma place est réservée dans la voiture numéro onze. C’est imprimé sur le billet que le préposé m’a délivré. Or il n’y a pas de voiture onze dans le train au départ. Je m’assois donc à la même place dans la voiture suivante où à défaut, j’occupe un siège qui ne m’était pas destiné. Et ce concours de circonstances parfaitement aléatoire m’éclaire avec une tendre ironie sur ce que j’ai vécu ce matin. J’ai juste voyagé dans le mauvais wagon. Mais le train arrivera où il doit arriver.

11 novembre 2011
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