Journal épisodique et fragmentaire : mardi 6 décembre 2011

Mardi 6 décembre 2011

Rencontre un peu improvisée avec une classe d’étudiants de Sciences Po. Utilisée dans l’autre sens (je tourne le dos à la régie), la salle de spectacle et ses tables évoquent davantage une salle de classe universitaire. Ambiance studieuse et néanmoins décontractée de campus. L’objet de cette rencontre est de témoigner de mon expérience concernant les échanges culturels internationaux. Et si parfois, j’éprouve quelques difficultés à répondre avec certitude et avec précision à des questions plus administratives ou plus techniques, j’ai le sentiment que ma vision singulière « d’artiste » et mes anecdotes de tournée en Tunisie ou en Algérie intéressent ces jeunes gens. Ils semblent considérer qu’elles peuvent leur être utiles dans leur futur métier de médiateurs culturels. Je l’espère.

La journée passe très vite en dépit du temps indécis et de quelques averses. Je lis deux pièces adressées par le comité tchèque. La langue de Papa de Premyls Rut me semble difficilement se prêter à la définition d’un texte dramatique. L’autre texte, de Roman Sikora, s’appelle Confession d’un masochiste. Tout un programme ! En l’absence de mes archives, dans ce petit studio de Montmartre, je suis incapable de me souvenir si Sacher Masoch était tchèque. Ou citoyen d’un autre pays de l’Europe orientale.

Jeton est dans le hall, il discute avec des amis et insiste pour offrir une bière. Sa soirée va bientôt commencer avec deux lectures à la clé et un public en nombre. La salle s’avère trop exigüe et pour le coup, elle mérite son appellation de bunker. Les retardataires écouteront debout au bar. Un ministre kosovar fait l’honneur de sa présence ainsi que de nombreux albanophones. La Maison d’Europe et d’Orient bruisse du dialogue des langues et même dépourvue de Tour Eiffel, la Normandie devient aussi exotique que la Syldavie.

La guerre du temps de l’amour, c’est avec ce beau titre que Jeton nous raconte l’histoire de quatre femmes qui dans un asile psychiatrique, s’inventent collectivement un institut de beauté et des aventures amoureuses plus ou moins vraisemblables. Quatre comédiennes défendent un montage d’une quinzaine de scènes (environ la moitié de la pièce) en jouant tous les rôles, masculins aussi bien que féminins, de la distribution. Pertinent ! Ça fonctionne. Le microcosme s’enferme dans ses propres chimères et on ne peut pas faire peau neuve (métaphore du cosmétique, des métiers de l’embellissement) qu’en oubliant les anciens crimes. En essayant d’effacer ce traumatisme que la vieille dame aimerait raconter à la manière d’un conte de fée, en commençant par « Il était une fois… »

L’effondrement de la tour Eiffel est une pièce plus récente, inédite en français de Jeton. Il a commencé à l’écrire lors d’une précédente résidence en France : à Val de Reuil. L’intrigue pourrait se résumer comme un conte des mille et une nuits. José un vendeur de journaux tombe éperdument amoureux d’Aïcha, la femme de ses rêves, la vendeuse de roses noires, éternelle vierge qui lui raconte son propre rêve. Un rêve qui met en scéne Osman, jeune soldat de l’époque ottomane qui se voit chargé par le sultan rouge de distribuer des niqabs à toutes les femmes de l’empire. Habitée par son rêve, Aïcha décide de porter le voile intégral et José la cherche désespérément en dévoilant les femmes qu’il croise dans la rue. Les quelques extraits présentés par l’équipe de La louve aimante s’intéresse plus particulièrement au couple de fanatiques islamistes chargés de poursuivre et de punir l’auteur des attentats impudiques, soupçonné d’être manipulé par les services secrets français. Réelle drôlerie du texte sur le fil du rasoir avec un sujet qui fâche. La pièce est audacieuse, accusatrice, provocatrice. Mais pas seulement. Tout comme La Guerre au temps de l’amour, elle joue de différents registres et parle tout autant du mystère érotique de la beauté (corps dénudé et corps voilé) de la quête désespérée de l’amour, des interdits absurdes dictés par la folie intégriste que de l’effondrement symbolique d’une tour en allumettes collées avec laquelle s’effondrera la civilisation païenne. Et à ce propos, Arben me soufle avec malice que la pièce a été lue dans un théâtre de New York, le 11 septembre dernier.

Une belle discussion s’en suit, sur l’art de Jeton Neziraj, ses intentions, ses projets et sur la frontière invisible entre le courage et l’inconscience, le risque d’être entendu de travers, de susciter des réactions qui ne seraient pas souhaitées. Mais cette discussion ne porte évidemment que sur quelques éléments de la pièce, ceux que la lecture a éclairés.

9 décembre 2011
T T+