Journal épisodique et fragmentaire (samedi 24 septembre)

Samedi 24 septembre 2011

Le train m’a débarqué àla gare Saint-Lazare, un peu plus de deux heures avant la représentation. Un grand soleil d’automne m’accueille sur le parvis. Chemises àmanches courtes, robes légères, les tenues estivales sont ressorties des armoires. Une certaine nonchalance flotte dans l’atmosphère. Et si ma résidence n’est pas encore commencée, il y a quelque chose d’un premier jour dans cette visite : ma première àla Maison d’Europe et d’Orient depuis la signature officielle de la convention dans les bureaux du Conseil régional.
Le silence de la librairie est devenu, par la force des choses, le silence des coulisses : celui de la concentration, de ce précieux temps un peu vide et dépourvu de paroles qui précède l’acte théâtral. Chacune et chacun se prépare, àson rythme, sans visible tension. La machine àcafé fonctionne àplein régime et Dominique s’y colle. Nathalie, le metteur en scène, a davantage envie de parler. Ce soir, c’est sa soirée, la première manifestation décisive d’un projet qu’elle porte avec passion et la représentation fait figure d’examen de passage. Pudique, le mot de maquette rapidement évoqué ne raconte pas vraiment ce qu’elle attend de l’exercice. Plutôt une mise àl’épreuve de ses intuitions dramatiques.
Pendant que les comédiennes s’affairent dans une loge improvisée encombrée de bouquins (les réserves de la maison d’édition) et d’éléments hétéroclites de décor, nous parlons d’opéra et Dominique me fait entendre un extrait de Leyli et Medjnun, un opéra azéri composé àla fois selon les normes du classicisme et de la tradition musicale du mugham. Opéra qu’il a mis en scène et dont L’espace d’un instant a édité le livret. Voix étrange, fascinante et violons : le tissage des cultures fonctionnent parfaitement, créant un univers sensible d’une grande profondeur.

Le septième Kafana. Il y a d’abord ce titre que je ne m’explique pas encore. Je ne connais rien du texte en entrant dans la salle de spectacle, théâtre d’une saisissante sobriété et d’une magie comparable àl’arrière salle d’une librairie où les livres s’incarneraient dans le désir de leur lecteur. Une quarantaine de chaises s’alignent de part et d’autre et occupent l’espace central, constituant le décor autant que le parterre public d’une confrontation. D’un côté, sur deux chaises en tout point comparables àcelles des spectateurs, Céline et Salomé font face àun échafaudage, comme àl’ébauche d’une machine où se tiennent àla fois la table de régie, le siège de tous les hommes qui interviennent dans le récit et le poste d’observation de la journaliste auteur qui recueille les confidences de deux femmes. Il y a àla fois du dispositif judiciaire et du confessionnal laïc dans ce vis àvis àdistance où des vies se racontent.

On comprend vite de quoi il retourne. Le kafana est un bordel, une prison du sexe, un de ces lieux d’exploitation d’un trafic international dont les femmes sont la marchandise. Elles ont été trahies, arrachées àleur misère, àleur maison, àleur famille par des hommes sans scrupule contre les promesses d’un bon travail dans l’Europe de l’Eldorado. Elles se voyaient serveuses, caissières dans une supérette, femmes d’entretien ou garde-malade, elles sont devenues prostituées et elles n’ont pas choisi. Incompréhension et révolte, soumission, abattement. Toutes les femmes sont désespérées, commente froidement une voix de radio. A la question posée : Tu veux voir un médecin ? La plupart répond d’abord non avant d’apprendre que l’assistance médicale est offerte. La force du témoignage ne s’embarrasse pas d’effet de style, elle est nue et sans mouche, de la nature de la parole. Elle frappe, elle griffe, elle mord.

Céline aborde ses personnages avec un subtil détachement dont l’émotion, toute rentrée, n’effleure que dans son regard. Salomé compose plus souvent des personnages plus véhéments dont la révolte s’exprime en une mélopée tragique. Et la question de l’identité est toute entière dans leur interprétation. Qui sont ces femmes qui parlent ? Les comédiennes ont la pudeur de disparaître derrière leur drame, de ne pas s’imposer. Un théâtre porte-parole. Tout comme ce texte intense d’une justesse impressionnante.

30 septembre 2011
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