Jusqu’à la bête, de Timothée Demeillers

Jusqu’à la bête, de Timothée Demeillers

Le ronronnement animal de la chaîne, les carcasses les couleurs qui défilent, bleu blanc rouge la peur le sang les mains et les joues des devenus bœufs dans les congélateurs de l’usine, qui tous et toutes s’acheminent et se traînent – d’abattage en abattage, Jusqu’à la bête, le second roman de Timothée Demeillers – un roman noir à géométrie invariable, carré pointu, en un trait/mot : hexagonal – sorti le 31 août 2017 aux éditions Asphalte.

« Je suis sûrement une histoire qu’ils se racontent aujourd’hui. Qu’ils racontent aux nouveaux. A celui qui m’a remplacé.

Tu sais que tu bosses à la place de
Celui qui
Oui c’est ici qu’il a

Et la machine qui ne s’est pas arrêtée. »

Du fond de sa prison, Erwan – « le boucher qu’ils m’appellent » – ressasse, depuis l’événement qui l’a condamné – « encore seize ans à attendre, après quinze ans dans les frigos et deux ans enfermés ici » – les souvenirs qui le lient. A l’abattoir, au travail, à la chaîne — de l’usine, de télévision, de magasin. Qui lessivent/conditionnent/sacrifient l’animal et l’humain aux impératifs de la publicité/de la politique/de l’économie. Qui constitu(ai)ent son quotidien, r-é/-aisonn(ai)ent à sa place. S’immiscent dans le récit, se répètent, hantent, rattachent, entachent celui qui. N’en est qu’un membre, un maillon. Ne fait ’’que ’’ son boulot. De lâche, de maton. De l’usine à la taule.

« Même les jeunes qui sont embauchés, ils parlent de retraite. Même les petits nouveaux de vingt balais, ils parlent de ça. De ce qu’ils feront. D’où ils iront. De la baraque ou la bagnole qu’ils achèteront. Comme si c’était la vraie vie qui (...) »

Ne savait pas, n’a pas vu venir, malgré tout. N’a rien saisi. Que la viande qu’il continu-ait/-e à produire, à consommer. Que la souffrance et de la mort animale et humaine derrière la vitrine, l’emballage, le logo. Les lieux communs – « le Super U, le Super U », « un café typique de la campagne angevine » – la familiarité, la grossièreté, la misère sexuelle et affective, le foot, la vie de lotissements. La violence et l’alcoolisme du père qui pendaient au nez du fils. Parce qu’il faut bien bouffer. Perdre son temps et sa vie en croyant les gagner. Accepter d’augmenter la cadence à défaut des horaires. Malgré le CLAC et les claques, les tactiques et le tic-tac, les questions en suspens au crochet du boucher.

« Juste quelques années, libre. Que je puisse aller à la caravane. Que je puisse profiter de la vie. Mais non, ce sont des rêves, Erwan. De sales rêves. Des rêves dans treize mètres carrés qui mêlent vie au grand air et carcasses (...) »

En dépit du mépris de classe. De la crasse, du bruit, de l’odeur. Des blagues racistes, salaces. Du sexisme, du racisme, devenus ordinaires, positifs, prétendument nécessaires vu l’enfer pour se hisser. Subir ou soutenir – en un mot : supporter – l’oppression, l’aliénation, la déshumanisation. De la production, de l’administration. Jusqu’à ne plus voir dans l’autre que la carcasse et la chair, « développer sa masse musculaire, pour conquérir plus de femmes, de filles, de viande. » Jusqu’à devenir étranger à tout, à tous, à soi-même — « je ne sais même pas quoi faire pour aller tout simplement, pas aller bien, juste aller, juste survivre. » Jusqu’à l’irréparable. Jusqu’à la bête.

« Salut, le planton du frigo, j’entends dans mon dos. Salut, Ducon.

Salut, ducon. »

Dans ce roman social écrit avec les tripes, hurlant de vérité, direct et efficace, sombre et réaliste (l’auteur a travaillé un été en abattoir, sa mère vingt ans) qui bénéficie d’un beau travail d’édition et dont le rabat final propose une playlist qui flatte ou écorche les oreilles, derrière la question de l’abattage, plutôt que celle du végétarisme et de l’antispécisme, apparaît non pas la marge, mais le cœur du système, l(e manque d)’âme de sa logique – capitaliste, productiviste et industrielle – quotidienne (l’action aurait pu se passer dans n’importe quelle boîte) qui, née de/poussée à l’extrême (ce sont les abattoirs qui ont inspiré le fordisme qui lui-même a inspiré les camps d’extermination), mène auto-/systé-m(at)iquement à la barbarie. On ne pourra pas dire qu’on ne savait pas, dit-on jusqu’à la prochaine fois.

« Voilà, je leur dis.
Voilà, c’est comme ça que ça se passe.
Voilà.
Eh bah dis donc, ça doit être dur, avait dit quelqu’un.
Si on savait ça, on mangerait moins de viande, avait ajouté une autre. »

Précis dans le fond comme dans la forme, Jusqu’à la bête est le récit nécessaire et implacable, sans fausse pudeur ni injonction morale, in vivo et invivable d’un meurtre perpétré, connu d’avance et omniprésent, mais occulté partout (si ce n’est par tous et toutes, du moins nombreuses et nombreux) : celui des bêtes, celui de l’individu qui le commet (ici le narrateur) et celui de (on l’apprendra à la fin du roman). On pense au Chronométreur de Pär Thörn (chroniqué sur remue). On pense au Sombre aux abords de Julien d’Abrigeon (également chroniqué sur remue). On pense à l’expérience du travail, à ce que chacun d’entre nous a pu, un jour ou toujours, vivre, ressentir, lire, voir, entendre. Et dont chacun peut témoigner. On pense à la façon dont le travail (lat. tripalium), ferre et (dé)forme l’homme, la femme, pour les réduire au faire.

« (…) lui couper les pieds, lui tracer la peau, lui ligaturer l’anus, le dépecer, lui retirer lentement le cuir, en accompagnant le perco avec un couteau aiguisé, en donnant des petits coups là où ça résiste, entre le muscle et la peau, on dirait une orange qu’on épluche (…) »

On pense et puis, en général, on évite d’y penser. Car, lorsque l’on y pense/quitte le système/refuse le travail tel qu’il est – le plus souvent (dé)gé(né)ré par la société du spectacle, séparé et déréalisé – ce n’est que pour vivre dans sa marge, se heurter à lui, et retrouver d’une façon ou d’une autre. Toutes ces expériences partagées qui nous font, à un moment donné, réaliser. Et tenir – jusqu’à déraper, jusqu’à la bête (non l’animal, mais ce que l’humain en fait) – ou déclarer que cela suffit.

« Tant que les hommes massacreront les bêtes, ils s’entretueront. »
Pythagore (570-480 av. JC)

« Auschwitz commence partout où quelqu’un regarde un abattoir et pense : ce sont seulement des animaux."
Theodor Adorno (1903-1969)

Eric Darsan


Jusqu’à la bête, Timothée Demeillers, Asphalte éditions, le 31 août 2017
Finaliste du prix Hors-Concours 2017

Eric Darsan est auteur, critique et chroniqueur, il publie textes et articles sur remue.net, Poezibao, Sitaudis, La Vie manifeste, Nuit & Jour L’Autre Quotidien. Il est l’auteur du Monde des contrées, paru en 2016 au Tripode et consacré à l’oeuvre de Jacques Abeille.
Son site personnel : http://ericdarsan.blogspot.fr/

8 décembre 2017
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