La maison jaune | François Rannou

Ma mère traverse sous la pluie. Le corps en avant juste un chandail les bottes rouges pas assez hautes bayant pieds nus froids le cœur plus vite pourquoi ? Cette précipitation. La porte s’ouvre une des trois maisons vite la jaune. Celle de l’autre côté du jardin où des meubles à la mémoire dure ont cru à une vie nouvelle — la vieille au chignon plat parlait comme ça. Ses airs de certificat d’études et sa certitude argentine liasse de mots fadasses dont elle tirait vergogne. Mais personne pour réveiller ces morts de la maison jaune. Pour ma mère un paradis où elle se réinvente le plaisir à tâtons — je sens l’odeur de ses cheveux blonds mouillés quand elle renverse la tête.
Ici la vieille marche de travers marmonne vitupère soudain l’enfer elle crie je ne vois que son derrière l’enfer elle crie encore. Son visage se retourne descendu de très haut une vielle à roue sa voix. Dehors les goélands avaleurs d’yeux s’affalent sur les mares brunes tournent la tête ils sont postés guettent et parlent 70 langues. Dans la maison jaune la fille retrouve l’autre bord. Elle en est revenue plus nue d’elle-même là-bas oui sa fuite avec lui l’Afrique apprise dans leurs corps à corps souples les voix pleines autour l’odeur des viandes découpées sous la chaleur les girafes dériveuses dans ses mains larges ployait son cou elle sur le fleuve glissant maintenant sur le fauteuil sa main à plat tatouant l’intérieur de son ventre une note grave tenue l’arque sans parjure l’air alors rendu opaque noue les rêves à ses sens. Le vieux fauteuil se creuse prend la forme de ses fesses durcies. Quelle est cette voix. Impossible à entendre l’espace à l’intérieur d’elle se colore une note seule l’envahit. Résonne lui son visage oui. Encore mais sa voix. C’est une corde basse qui vibre bourdonne devient sa respiration. Tendue. Le corps ouvert. Soulevé. Ses bottes rouges glissent sur le rebord droit de la table du mariage feu sa gorge est un rythme qui bat. Se presse. Non. Encore. Ses lèvres devenues trait fin serré. La clarté raide de ses muscles poursuit la voix la tient du bout des doigts la dessine à longs fusains crissant mais cette note tout à coup la prend tout entière reins bloqués net elle brille et s’étrangle acérée.

La vieille est sortie. Elles sont revenues après. Sans dire rien. Il ne pleuvait plus.

*

– nonmerci
– tu n’en veux pas
– nonmerci tu sais bien que je n’aime pas la viande
Comme à chaque fois au début elles se prennent à distance cherchent une prise et puis c’est la même parole de trop qui. Elle n’argumente pas ma mère debout. Grande. Elle ne mangera pas de viande. Rouge. Steakàtoutrepas n’en peut plus. La vieille s’offusque raisonne se justifie. Le réel la nécessité tu t’emportes. Oui. Moi je ne veux pas savoir qui restera au sol compté immobilisé une minute de silence le nœud se serre les morts sortiraient bien du frigo pour m’aider.

– De toute façon je m’en vais
D’un coup la tonnante assène ça : je pars ! Théâtrale.

– C’est finitumentends !
Ses clés de R6 sur le petit buffet raclent le bois — finitumentends ! La vieille clouée. Je m’élance pour la retenir, ma mère. Quoi dire. Il y a trop de fantômes dont je ne sais rien. Je crie fort. Elle se penche vers la vieille tu sais où ça se terminera à la cale de Pors-Meillou, à la cale. Je ne crie pas non je revendique j’exige avec l’assurance du jeune garçon qui parle avec un verre de vin chaud en équilibre sur la tête. Je cherche après celui qui rame sans savoir qu’il repousse ses propres mots — et me noie.

Elle se dégage prend brusque son sac la porte claque je la rouvre dans l’escalier son pas précipité lourd mon cœur gongue les jambes raidies. Le moteur. Les volets de la voisine cognent contre la barre de fenêtre.

La vieille débarrasse les assiettes s’entrechoquent.

La viande froide dans son assiette.

*

Longtemps après. J’ai écarté le rideau sombre prune sale. Son revers lourd par derrière tombant contre mon épaule. Rêche quand il glisse jusqu’à ma joue. Furtif mais son impression ensuite sur ma nuque reste. Dedans rock dur pure Berlin. Cliché. Facing glacé l’excitation ricochet des chairs nombreuses l’odeur de javel. Langues pendues qui pompent aspirent. Les mots dévergondés détroussent les corps. La belle là la trop blonde aux tétons forts Komm. Oui elle. Sur le cuir bleu nuit jambes écartées grandes petites grandes lèvres avec la pulpe des doigts. Point fixe — soufflet qui se met en branle étire longuement la respiration c’est plus grinçant et plus silencieux tout à coup. Difficultés du torse les épaules se haussent retombent avec trop d’évidence. Se rehaussent. L’amplitude nue d’un asthme lent s’insinue par la fente.

Poussée du cœur trop gros pour son désir frotté du plus loin. Reprise du geste les seins en saccade. Le rythme. Court. Sec. Expiration soudaine qui emporte et donne au corps sa masse. C’est. L’extrême onction de soi-même. Quoi s’évide. C’est. Elle ma mère. Dans la maison jaune en repli. A l’écart. Tous ils veulent la voir derrière les murs écoutent les hommes. Les femmes de la famille lui couperaient les mains. Tous la marient demain. Elle pense à lui. Toujours. Personne d’autre. Pas eux. Pas celui qu’ils ont dit. La cuisse droite sur l’accoudoir. Grandes petites grandes lèvres glissent. La pulpe de ses doigts à lui. Sa peau.

Seule. Aspirée par la chambre sans tain. Epaules soulevées le torse entier expiré seins tombant sur son ventre à la fin. Seule. Tatouée de l’intérieur. Sans cesse luttant pour préserver ça. Pas leurs mots leurs repères.

Au bout du souffle, exténuée, sur son dernier lit, elle me parle — je n’entends que ce qui l’encombre et la tue à respirer hors d’elle-même sans cesse luttant. C’est. Elle hors d’haleine livrée enfin au jardin des délices.
Elle a caché ses mains sous les draps.

François Rannou


Poète, François Rannou a notamment publié La Librairie, (Apogée, 2006), Les éléments, traduction d’un chant breton (Wigwam, 2005), Le monde tandis que (Ed. La Lettre volée, 2003), L’intervalle (Ed. La lettre volée, 2000). Fondateur de la revue La rivière échappée, il a dirigé une collection de poésie aux éditions Apogée, et a coordonné l’édition du double numéro de la revue L’Etrangère sur André du Bouchet (mai 2007) ainsi que Littérature de Bretagne, revue Europe (mai 2005).

26 septembre 2007
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