Le lecteur et son double

Travailler au gré des lectures, qu’elles s’inscrivent ou non dans l’actualité, pour témoigner du mouvement incessant du lire/écrire depuis l’atelier où poursuivre la réflexion sur le geste critique et ses enjeux dans « l’univers communicationnaire » - tel est le projet des chroniques que Bertrand Leclair a intitulées « Hors piste », et que remue.net se réjouit d’accueillir.

Auteur d’essais et de fictions, Bertrand Leclair a pratiqué la critique dans de nombreux journaux depuis l’aventure d’InfoMatin, quotidien éphémère lancé en 1994. Journaliste salarié à La Quinzaine littéraire depuis dix ans, il écrit également des dramatiques radiophoniques (France Culture). Parmi les titres publiés : L’Industrie de la consolation(Verticales, 1998), Disparaître (Farrago, 2004), Verticalités de la littérature (Champ Vallon, 2005) et Le Bonheur d’avoir une âme (Maren Sell éditeurs, 2005). Prochain titre, à paraître en début d’année 2007 : L’Amant Liesse.

C’est une question de fond pour le site remue.net : Internet ne peut se contenter d’être une caisse de résonance, même dans l’exercice critique. Ce n’est pas simplement un media, mais un vecteur d’effectivité du langage vers le monde. Cela ouvre à un nouvel espace de parole, d’exercice de la penser, de pratique des lettres. Nous avons besoin, sur Internet, des voix qui se sont affirmées dans cet espace, ou « écrire est intransitif ». Nous avons conçu ce site collaboratif pour accueillir ce dialogue, ces explorations. D’où notre proposition à Bertrand Leclair d’y prendre régulièrement la parole.

Bertrand Leclair anime avec Christophe Kantcheff un séminaire sur La critique impossible ? à l’IFP (Institut français de presse, Paris II), qui entamera sa deuxième année le jeudi 26 octobre. La sociologue Gisèle Sapiro interviendra lors de la séance suivante, le jeudi 30 novembre.

FB - DD


Bertrand Leclair : le lecteur et son double

 

Cette chronique est une première, autant dire un excellent prétexte pour évoquer l’expérience curieuse que j’ai faite cet été en lisant l’un des quelque six cents romans imprimés et expédiés à la critique en juin pour paraître fin août en librairie. Cette expérience, peut-être banale (pas tant que ça), est celle d’une sorte de dédoublement du lecteur que je suis, ou que je crois être. Encore faut-il préciser que, pour la première fois depuis bientôt treize ans, je lisais ces romans « à paraître » en sachant que je n’en rendrai pas compte, bien décidé que je suis à suspendre le temps d’un automne au moins la routine du geste critique.

C’était le soir, tard. Sirotant un verre de vin à la terrasse d’une jolie maison près de Manosque, dont tous les occupants étaient déjà couchés, je terminais sans déplaisir mais sans grande conviction l’un des vingt ou trente romans qui nourrissent la rumeur dès le mois de juin, tout en songeant déjà au bonheur qui m’attendait : lorsque ayant posé sinon mon verre du moins le livre et éteint le spot vibrionnant d’insectes, je retrouverais le spectacle des étoiles, et cette lumière astrale dont toute l’année Paris nous prive. On appelle cela la pollution lumineuse, qui fait l’objet d’études scientifiques de plus en plus nombreuses depuis qu’ont été vérifiées ses conséquences désastreuses, en particulier pour les oiseaux migrateurs. Les réverbères des grandes villes y participent, et plus encore les mirifiques éclairages dont tout monument un tantinet historique se doit désormais d’être pourvu. Bref, la lumière domestiquée éteint la lumière naturelle, et l’homme les étoiles là où il s’installe, ce à quoi je repensais, à Manosque, dans ces Alpes de Haute-Provence où le ciel est réputé l’un des plus purs d’Europe, tout en terminant, donc, Fils unique, de Stéphane Audeguy [1].

Si je l’avais sélectionné parmi les romans reçus avant les vacances, c’était littéralement « pour voir », au souvenir de la façon dont, l’année dernière, avait été fort bien reçu son premier roman, La Théorie des nuages, qu’à l’époque je n’avais pas pris le temps de lire, non sans regret. J’ignorais évidemment que ce deuxième livre bénéficierait de la Une du Monde des livres dès le numéro de rentrée du quotidien. L’argument s’appuie sur une citation des Confessions de Jean-Jacques Rousseau : « Enfin mon frère tourna si mal qu’il s’enfuit et disparut tout-à-fait. Quelque tems après on sut qu’il étoit en Allemagne. Il n’écrivit plus une seule fois. On n’a plus eu de ses nouvelles depuis ce tems-là, et voilà comment je suis demeuré fils unique. » Stéphane Audeguy précise en quatrième de couverture : « Jean-Jacques tenait François pour un polisson et un libertin. Ce dernier apparemment ne l’a jamais démenti, qui n’a pas jugé nécessaire de nous laisser récit de sa vie. Il m’a semblé intéressant de remédier à cette négligence. » Ce ton faussement léger donne une idée du style de l’ouvrage. Dès le premier paragraphe, et avec une maîtrise indéniable, Audeguy pastiche le grand style, use en jongleur du point-virgule et en virtuose de la formule ou du mot précieux (le transfert des « restes » du philosophe au Panthéon ? « La foule était considérable, comme la gloire de ce grand homme. Mais dans cet immense concours de peuple pas un être ne savait que l’illustre Jean-Jacques avait un frère ; que ce frère assistait à la cérémonie ; et que c’était moi »). La phrase maniée au fouet, le spectacle de la langue tourne à l’exhibition du montreur d’ours.

Mais là n’est pas l’enjeu. Si j’en parle, c’est précisément parce que je l’ai lu sachant que je n’en parlerais pas. Je m’explique : je ne l’ai pas lu en quête d’un livre à chroniquer pour un « papier de rentrée » ; je ne l’ai pas lu en quête d’une matière pour remplir le vide des journaux à venir et si possible le remplir de manière à donner l’illusion, à soi-même d’abord, du grand intérêt qu’il peut y avoir à le combler. Bref, je n’éprouvais pas le besoin de tracer des coups de crayon dans la marge des pages, de souligner telle citation potentielle ou telle cheville narrative. Juste lire. Si ce n’est qu’à le lire ainsi deux ou trois soirées d’affilée, je me suis bientôt senti me dédoubler : me reconnaître en deux lecteurs différents, celui que la mécanique critique m’incite à être et dont les réflexes fonctionnent, qui avait très vite repéré l’article intéressant et enlevé qu’on pouvait tirer de l’intrigue et de son traitement ; celui par ailleurs qui attendait d’éteindre la lumière pour boire aux étoiles, et qui se demandait pourquoi ces pages plutôt que d’autres, quand il y a tant de merveilles à lire ou relire, quand les Œuvres complètes de Nerval attendait que je les extirpe enfin du fond de ma valise ? L’impression de dédoublement s’accentuait au fil des pages, au point d’atteindre au malaise mais aussi de m’intéresser par ce qu’elle désignait en creux, et pour le coup de me pousser à finir le livre, serait-ce en maugréant lorsque le frère de Jean-Jacques se retrouve par le plus grand des hasards promu confident du marquis de Sade à la Bastille... (Quand bien même on ne craint plus que les marquises sortent à cinq heures, le hasard romanesque peut devenir franchement agaçant à faire si bien les choses – et je pense que le critique lui-même, rendu là, aurait calé, aussi dur cela soit-il de faire le deuil d’un article déjà écrit en pensée.)

La pollution lumineuse, et la façon dont moi-même et quoique j’en veuille je projetais sur le livre une critique à venir qui en modifiait les traits (rejoignant quelques-unes des leçons de base de la physique quantique), c’est à quoi je repense, rentré à Paris et privé de ciel, assistant au spectacle chaque année plus consternant de la « rentrée littéraire » : son et lumière tous azimuts, projections et poursuites massives, dans un ballet soigneusement orchestré. Les lumières artificielles chaque année plus puissantes allumées de toutes parts en septembre, parce qu’il faut bien vendre du papier (du papier-journal d’abord et avant tout : ce pourquoi il faut parler de ce dont tout le monde parle au moment où tout le monde en parle), ces lumières artificielles nous empêchent d’y plus rien voir. À braquer ainsi des projecteurs armés d’une telle puissance sur les oeuvres en cours, non seulement l’éclairage médiatique empêche de rien voir alentour, mais il empêche même de plus rien voir de la lumière propre, celle qui habite ou non les œuvres ainsi éclairées. Critique ou non, qui peut sereinement parler d’un livre de Michel Houellebecq au moment où il paraît ? Plus grave : qui peut sereinement le lire ?

Reste qu’il suffit de quitter les métropoles pour retrouver le ciel tel qu’il tourne, loin des journaux qui tous en Une parlent des Bienveillantesou de Rendez-vous, cet automne, même s’il est aussi aberrant de dénoncer en bloc tout ce qui relève du spectacle médiatique que de s’y complaire et de se restreindre à ses pauvres critères (le choix des éclairagistes n’est pas forcément fallacieux ou coupable. Paraissent sans doute cette année quelques beaux livres dans l’indifférence générale, mais aussi des livres qui bénéficient des feux de la rampe et n’en sont pas moins remarquables – je songe, pour n’en citer qu’un, au très âpre mais très beau, et parfois si drôle, Ni toi ni moide Camille Laurens [2], qu’il valait mieux avoir lu avant que la critique s’enflamme au point de confondre auteur et narratrice…).
Suffit-il pour autant de faire un léger bond hors du rang des éclairagistes, en somme, si l’on veut s’aventurer à la lueur des œuvres contemporaines ? Avons-nous encore la capacité de tracer comme des lecteurs migrateurs des routes séculaires à travers la production éditoriale ? Comment évoquer cette distance minimale qui, sans doute, est nécessaire pour discerner cette lueur intrinsèque, toujours miraculeuse, et prendre le risque réel - par exemple – de lire Hyperrêve, d’Hélène Cixous [3], sur le mouvement duquel il faudra revenir longuement, tant ce qui était apparent à la première lecture devient lumineux à la seconde : à l’écart des autoroutes de l’information éclairées comme des chemins de Damas par Hollywood, et quand bien même désormais quelques journalistes réussissent à soulever la chape de plomb pour faire exister un peu son œuvre dans deux ou trois journaux, Hélène Cixous qui déroute chaque lecteur à chaque nouveau livre arpente des terra incognita, comme disait Nathalie Sarraute, dont on n’aurait pas pu imaginer l’étendue il y a dix ans encore. Disons seulement, pour l’heure, que le temps suspendu entre vie et mort dans lequel s’inscrit Hyperrêve devient autre, cyclopéen, et que la réalité s’y révèle perméable aux arcanes du rêve éveillé.

Le ciel tourne, et il faudra revenir, aussi, sur Il y a de, de Gabriel Bergounioux [4], où le travail sur l’oralité dans ses différents registres (d’autorité et de sadisme aussi bien que de détresse ou de perdition) atteint une justesse que n’entrave en rien la progression parfaite du récit qu’on peut dire homérique (un équipage est bientôt livré à lui-même sur un navire de guerre que les autorités semblent avoir oublié, au large d’une citadelle ennemie). Le narrateur de cet Il y a de contemporain(e) est évidemment aveugle. Il est aussi radio. Tout de la parole passe par lui qui n’y voit rien, en somme, mais sait entendre. Quant à l’auteur, s’il est le frère de Pierre Bergounioux, il est surtout linguiste, ce dont on ne peut s’empêcher de se souvenir à voir comment il maîtrise la matière même du discours rapporté et ses lois organiques. Le résultat est exceptionnel au point de faire irrésistiblement songer à la célèbre métaphore de Céline – « Si vous prenez un bâton et si vous voulez le faire paraître droit dans l’eau, vous allez le courber d’abord, parce que la réfraction fait que si je mets ma canne dans l’eau, elle a l’air d’être cassée. Il faut la casser avant de la plonger dans l’eau. C’est un vrai travail. C’est le travail du styliste. » Sans avoir rien en commun avec la manière de Céline (on pense par contre à la phrase de François Bon), c’est ce que Gabriel Bergounioux parvient à faire, dans Il y a de. Et « ça tient à la page », comme disait toujours le paria de Meudon à l’époque du « lancement » de D’un château l’autre. Et, dame, comme il ajoutait, « des styles, il y en a pas beaucoup dans une époque, vous savez ».

Les poursuites spectaculaires-marchandes n’ont pas encore touché Il y a de, et risquent de l’ignorer longtemps ? Peut-être qu’il ne faut pas le regretter outre-mesure. Parce que le livre existe, de toute façon, lumineux – et qu’on n’y verrait plus rien, sous les spots, qui sait ?

12 septembre 2006
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[1Éd. Gallimard.

[2Éd. POL.

[3Éd. Galilée.

[4Éd. Champ Vallon.