Le signe que cela commence

Il faut toujours un signe pour comprendre que cela commence vraiment. J’ai arpenté pas mal de fois, déjà, dans un désordre de rendez-vous, le boulevard de Belleville, les rues Dénoyez, Ramponeau. Croisé un nombre incalculable de visages, parlé à des gens qui m’ont écouté. Senti que c’était là, que la résidence avait un nom, un cap, un paysage. J’ai déjà commencé à travailler seul et en équipe, avec des gens compétents, investis, disponibles. Trouvé des bars où me poser. Mais manquait le signe qui fait clap de début. Non pas le signe objectif mais la petite voix intérieure, le temps arrêté sur un pont, au bord d’un fleuve, la cigarette fumée avant d’entrer. Là, ni pont ni fleuve et pas même de cigarette mais un beignet tunisien. J’ai mangé un beignet tunisien acheté sur le boulevard de Belleville un midi de cette semaine, seul sur un banc. Il y avait vraiment du soleil, je veux dire qu’il faisait vraiment chaud. J’avais trente minutes devant moi. Je venais, les jours qui précédaient, d’achever une sinistre résidence à Roanne et effectuer mon dernier aller/retour à Orléans. Il n’y avait plus que Belleville sur mon agenda. Alors, trente-cinq jours après la date officielle, en apprenant à manger mon beignet tunisien sans me tacher, seul sur le banc qui fait dos à la boulangerie tunisienne où je venais de l’acheter, j’ai senti le petit signe : ma résidence commençait.

Je suis à Belleville pour écouter des hommes et des femmes venus d’ailleurs, me raconter leur vie. Certains, cherchent de l’eau dans le désert. Je pensais, sur mon banc et entre deux bouchées, « moi, je cherche le sable ».

Je voudrais donc raconter des vies à partir de rencontres réalisées pendant ma résidence. Des vies de gens vivants. Des vies de gens qui ne sont pas nés en France et qui y vivent à présent. Des faits singuliers, présents dans le texte, les individualiseront parfois alors qu’à d’autres moments, les différents récits ne seront plus distinguables. Nous aurons à faire au sable. Il existe beaucoup de sages pour comparer l’Être humain à un grain de sable ; à un minuscule grain de sable dans l’immensité du désert. Il existe beaucoup de tyrans pour partager ce point de vue.

La première personne que j’ai rencontrée est Turque. Ou Grecque. Ou Arménienne. Ou Française, dira-t-on, pour en finir faussement avec une informulable identité « gréco-turco-arménienne ». Je parle de la première « vraie » rencontre. La première vie que l’on m’a confiée autour d’un thé, avec des mots plein d’épines.
Les gens viennent toujours d’un endroit qui n’existe plus sur une carte. Qui était un temps avant d’être un lieu. Dans la phrase, les étrangers « n’ont qu’à rentrer chez eux », « le chez eux » est un trou noir, un néant. Le rêve ou le cauchemar d’une nuit très ancienne. Un endroit impraticable ou qui n’existe plus.
Il est possible que très bientôt, je ressente le poids infini de ces dons comme une responsabilité.
Je ne sais pas.

Il y a bien des choses que je ne sais pas malgré le signe. Par exemple, il est possible que ce ne soit pas un beignet que j’ai mangé sur un banc, mais une crêpe. Je poserai la question au boulanger la semaine prochaine.

17 avril 2015
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