Le tombeau de Kerouac

Depuis Credo et Le rôdeur, Enzo Cormann est reconnu comme un auteur de théâtre de premier plan - rectligne est son engagement, la façon dont une compagnie de théâtre peut tisser autour d’elle un territoire, dans une action multiforme : voir le site personnel d’Enzo Cormann, voir aussi ce qui concerne le "Troisième Bureau",
organisateur à Grenoble du Festival Regards Croisés, ainsi que le dossier consacré sur le site du théâtre de la Colline à la création de Révolte des Anges, dialogue posthume à trois voix de Koltès, Basquiat et Chet Baker.

On a aussi parlé sur remue.net du travail sur l’écriture que lance Enzo Cormann à l’Ensatt. Le texte qu’il nous confie ici, nous le recueillons comme expression d’un double partage : celui des engagements d’aujourd’hui, celui de la dette aux lectures, aux mythes : ce "Tombeau de Kerouac", c’est Kerouac lui-même qui surgit sur le plateau de théâtre pour dire ce que nous lui devons.
Pour en savoir plus sur Le Dit de la chute, hommage à Jack Kerouac en forme de spectacle, de et avec Enzo Cormann, mis en scène par Eric Didym sur des musiques Jean-Marc Padovani, on peut se reporter au site de la Maison de la Poésie où le spectacle fut présenté à l’automne 2004.
Ci-dessous le tout début du texte.

FB


La plupart des débuts se ressemblent.
Comme la plupart des romans.
La plupart des vies s’efforcent de ressembler aux romans qui imitent la vie.
Ma vie est une catastrophe.
Mes romans ressemblent à la catastrophe de ma vie, qui ne ressemble à rien.
Comme la plupart de mes débuts.
b.
(JK coincé, picolant, en coulisses.)
Avons été quelques-uns, toutes ces foutues années, à concevoir des plages, des océans et des horizons sur mesure, pour délivrer nos mots exacts, ou graves, ou contagieux ou désespérés.
Ai gravé mon nom à coups d’orteils dans ce sable inventé, nos noms, et d’autres noms encore qui n’étaient à personne - et pouvaient donc servir.
Duluoz, Sal Paradise, Ray Smith et Leo Percepied : tous mes moi et non-moi - presque moi, censément moi - chair et masque (mais qui suis-je ? ah, oublie ça, concentre-toi sur les faits.)
Jack Duluoz et les autres, donc, tous mes moi-membres tonitruants de la tonitruante moi-bande des clochards célestes, anges de minuit, et autres "souterrains".
Et les fameux amis que j’avais alors, (mais à présent ces mêmes amis ne perdent pas une occasion de critiquer mon attitude et se demandent s’ils peuvent raisonnablement demeurer mes amis - allez tous vous faire foutre.)
Mais pas de ça ce soir, amigo, à moins que tu ne veuilles mouiller ton froc avant d’entrer en scène (Ginsberg m’avait pourtant bien dit de refuser ce contrat, à moins que je ne cesse de boire - à la tienne, mec.)
Tanger, Mexico brûlent, et nos retrouvailles, toujours et partout, brusquent nos rires (car nous sommes facétieux, n’est-ce pas ?), et nous regardons nos bedaines de bientôt quadragénaires (car nous sommes gourmands, n’est-ce pas ?) s’épanouir dans l’air du temps, libres et arrogantes, par-dessus les élastiques distendus de nos caleçons californiens (sous le regard impénétrable du décharné Bill Burroughs - j’’espère que tu n’as pas déjà oublié qui t’a trouvé le titre du Festin Nu, hein, Bill ?)
Soudain, ce n’est déjà plus Tanger, ni Mexico, mais une charmante petite piaule de filles, à New-York City :
Ginsberg à poil et Peter Orlofsky, prônant de concert tout ce qu’il y a de prônable en matière de sexe et de sexualité et de sexe-à-gogo, jurant, sacrant sur tout ce que la pièce compte de mètres carrés de peau blanche et de fessiers à chahuter.
Mais tu en pinçais alors pour la peau noire d’Alene, que tu t’apprêtais à flanquer dans ce putain de livre comme on traîne un ancien associé en justice - et Alene voudra elle-même te traîner en justice, et nous offrirons tous deux pour finir le triste tableau de la mesquinerie ordinaire des vieux amants aigris (toi, tout bonnement malade de jalousie ; elle, furieuse d’avoir été par toi décrite comme frigide ; et cetera) - de sorte que tu t’es tenu ce soir-là en dehors des divagations érotiques ginsbergorlofskiennes, pour te consacrer pleinement à la bouteille en cours.
S’introduisait alors imperceptiblement le doux poignard liquide dans ton âme d’ivrogne.
L’âme : le siège du projet de l’être, fait de détachement et de sainteté, maculé des glaires et des étrons de la faute de l’aigreur et de la médiocrité - et voilà une définition !
Le doux poignard liquide s’est entre-temps révélé un inhumain piège à mâchoires - du genre de ceux dont le renard s’échappe en dévorant sa propre patte (retiens bien cette image, mon pote.)
c.
(JK toujours en coulisses, de plus en plus fébrile.)
Qui pourrait croire que dans ce trou, creusé par Max Gordon dans New-York City, ville bandée vers l’avenir naïvement cynique du business, savoir le ciel aimant peuplé d’arbitres encombrés de calculettes folles à millions fous de dollars dingues,
que dans ce trou, pompeusement baptisé Village Vanguard, où sont venus souffler, frapper, gratter, skatter... Art Tatum, Garner, Mingus, Bird (oui Bird), et Coltrane, Tthelonius, et Dexter,
que dans ce trou, terrier, archi-connu depuis1936, dans cette ville éjaculée vers le très-haut nouvel ordre planétaire orbital,
(dans ce trou, où tu as joué bien des fois dans les marges du concert ton rôle d’imprévisible incontrôlable clochard bop, braillant et délirant),
qui pourrait croire que, bien qu’absolument non-musicien, très vaguement chanteur, et indubitablement ivrogne, tu te produirais un jour dans ce trou prestigieux, en qualité de poète, nanti d’un contrat dûment signé du proprio et de toi-même (j kerouac ci-après dit "le contractant"), papelard stipulant que le contractant s’engage à lire ses poèmes (ou ce qui lui chantera) chaque soir durant un mois, pour la rondelette somme de tant ?
et qu’il poètera en compagnie de deux des fameux musiciens de l’heure, lesquels musiciens fameux, en quête de novation, ne dédaignent pas l’idée de poème jazzifié ou de jazz poétisé, et ont eux-mêmes copieusement roulé leur bosse (avec ou sans sac à dos), et discutent déjà d’albums parlant et concertant (et déconcertant), avec le pareillement fameux producteur Norman Granz - tout ceci participant de l’excitation générale : époque épatante, épatante, véritablement épatante.

© Enzo Cormann - texte protégé par la SACD

13 février 2005
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