Le vampire de la place de l’église

Mais là, tu capte une chaleur mouvante, tu accroches de toutes tes molécules les tintements de ce rire qui l’ont précédée. Tu l’as entendu se cogner contre les falaises avant de se briser en mille morceaux au milieu de la place vide. 2 filles arrivent. Deux sources chaudes.
Tu sais pourquoi le feu apparaît toujours flou, tu l’as appris en physique. D’abord, la chaleur dilate l’air, et cet air chaud, moins dense, s’élève. En montant par circonvolutions, comme les volutes qui s’enroulent sur eux-mêmes en faisant naître des fantômes, il diffracte la lumière de manière oblique, il la feinte. Les rayons du soleil, aveuglés, s’y prennent comme dans un filet, avant d’être déroutés dans toutes les directions, ce qui créé le flou.
Elles sont deux, tu les vois maintenant. Tu te voûte comme un gorille, pose une main sur ta cuisse, le coude pointé vers le ciel, ça montre que t’es un mec, un vrai, celui à qui on ne la fait pas. Vos deux corps, à toi et à ton ami, figés par l’instant changeant, sont en alerte, tendus à l’intérieur comme des arcs, prêts à sauter sur leurs proies. Tu ne vois qu’elle, l’autre, tu l’as effacée. Veste en cuir noir, baskets violettes fluo, un pantalon cigarette qui dégage des chevilles fines à la malléole saillante. Elle regarde droit devant, feignant de ne pas vous avoir vus. Son rire, trop franc, franchit toute la place, lancé vers la rue de la gare qui la happera bientôt, tu le sais.
Elle n’est pas de ton lycée, mais de celui adverse, où fomentent toutes les manifestations. Elle est forte, elle domine les autres filles de sa classe, mais toi tu sens qu’elle a sa faiblesse, qu’elle pleurera bientôt. Parce que même si. Vous serez le couple, les paradeurs, les beaux gosses, mais elle n’aura pas sa chance face à ton milieu, à ton aisance naturelle, à ta confiance en l’avenir donnée par toutes ces clefs glissées dans ton berceau à la naissance. Une cuillère en argent dans la bouche, dit-on.
Toi, tu veux juste lui voler son brasier intérieur, sa lumière. Tu veux juste te frotter à sa révolte rouge qui finira en cendres amères faute d’être canalisée, tu veux te réchauffer tout entier à son enthousiasme fou, éperdu. Et quand elle sera seule au village pendant que tu seras sur les plages de la maison familiale, entouré de tes amis d’enfance, aisés eux-aussi, elle s’écroulera et comprendra que c’était vain. Qu’avait-elle espéré au juste, se dirait-elle, amère ? Etre quelqu’un d’autre que sa mère ?