Les passages de Maurice Chappaz

Maurice Chappaz, de Christophe Carraud ; Seghers, coll. Poètes d’Aujourd’hui, par Alain Bernaud.


Brèves notes liminaires  :

Alain Bernaud est poète et marcheur. Il a publié Sur l’Arête des pierres ; récemment Le paysage chez Maurice Chappaz, a donné à la revue Conférence plusieurs textes

Christophe Carraud est le directeur de la revue semestrielle Conférence (bientôt le vingtième numéro). C’est aussi un spécialiste de Pétrarque.

Maurice Chappaz né dans le Valais en 1916, est l’une de figures majeures de la poésie francophone, qu’a accueilli à de nombreuses reprises la revue Conférence.

Les éditions Seghers viennent d’honorer la Poésie en Suisse romande depuis Blaise Cendrars, ce à quoi Le Temps de Genève a accordé une solide chronique tout comme à ce "Maurice Chappaz"

Qu’Alain Bernaud soit tout particulièrement remercié de nous donner part à cette "écologie de l’âme avant celle des terres" en nous indiquant les passages de l’alpiniste, vigneron, grand voyageur, guetteur d’ombres et rôdeur des chemins de traverse.

Ronald Klapka


Il faut souvent du temps à un auteur francophone étranger pour se voir accorder une place à part entière dans le monde éditorial français. Les Editions Seghers poursuivent leur effort (après la publication d’une anthologie des poètes suisses romands) en consacrant un ouvrage de la prestigieuse collection « Poètes d’aujourd’hui » à l’écrivain et poète suisse Maurice Chappaz (né en 1916).
C’est à Christophe Carraud, traducteur de Pétrarque, directeur de la revue Conférence, fin connaisseur de l’œuvre et ami de Maurice Chappaz, qu’est revenue la tâche d’éclairer un cheminement complexe.
Une complicité supplémentaire lie définitivement Christophe Carraud à ce projet : c’est son attention rare aux habitants et paysages du Valais.
Dans cette étude très approfondie, la démarche de Christophe Carraud ressemble un peu à celle d’un géologue ancien (« Je voudrais être, devant ces livres, un lecteur très ancien... »), au service d’aucune industrie, et dont la première motivation serait de mettre à jour, dans le cœur et l’esprit, la beauté des sols et des formations cachés ; ainsi, avec une précision qui jamais n’autopsie l’objet de sa recherche, avec une minutie sans indiscrétion, Carraud s’approche-t-il de l’œuvre de Chappaz, essayant d’interpréter « un mouvement qui nous mène à la totalité », et mettre en évidence les différentes strates qui la parcourent. « C’est l’histoire de cette figure que j’ai voulu retracer, du risque de la dissemblance à une ressemblance véritable. »
Tel est le plan de route.
Un choix de textes, qui survole plus de soixante ans de création, depuis le premier livre Un Homme qui vivait couché sur un banc (1940), jusqu’au dernier paru Vocation des fleuves (2003), prolonge la belle méditation de Christophe Carraud.

À notre époque de vitesse déboussolée, où les vies, dans une sorte de glissade existentielle, passent trop vite, et où nous voudrions croire qu’un tour du monde des catastrophes en « 20 Minutes » suffit à notre compréhension du monde, Christophe Carraud nous prévient d’emblée : « Qu’est-ce qu’un pays ? Il faut une longue patience pour le comprendre. Mais nous n’aimons pas les vertus qui consomment de la durée, et nous déchiffrons mal les légendes où la vie se découvre plus vaste que celle que nous construisons ».
Le pays, ici, c’est le Valais : cette terre qui semble parfois, certains jours, dans certaines lumières, meurtrie, comme à peine remise des épopées glaciaires ; une sorte de fjord nu qu’une mer aurait oublié : « Pays, nous dit magnifiquement Carraud, façonné par les immenses leçons de genèse ». Il y a du « primordial » dans le paysage, qui a comme déteint sur les habitants de ce pays. Carraud cite Ramuz : « Les ethnologues n’insistent pas sans raison sur l’ancienneté non seulement historique, mais préhistorique, des races fixées en montagne ». C’est ce « primordial » qui semble s’être transmis indiciblement de génération en génération. Et même si « cette vision, écrit Carraud, est devenue anachronique », il en RESTE quelque chose. Quelque chose... Peut-être une « écologie de l’âme avant celle des terres ». Chappaz se fera le défenseur et le porte-parole des deux mondes, qui sont, au fond, Un.

Les années d’apprentissage de Maurice Chappaz s’écoulent au collège de Saint-Maurice, établi dans les dépendances de l’Abbaye, « le plus ancien monastère de l’Occident », situé au pied d’une très forte dénivellation, haut-lieu de résonance, de résistance et de martyre (Maurice et les « légionnaires africains » y furent massacrés). Et Carraud se demande : « Qu’est-ce qu’apprendre à lire et à écrire en ces lieux, quand on a douze ans, quinze ans, vingt ans ? » Plus loin, il esquisse une réponse : « Lire et écrire sont dans cette tradition (des augustins) des formes indissociables de pratique contemplative ». Chappaz nommera souvent ces prêtres-poètes, pour lesquels, précise Carraud, « l’écriture devenait une pratique spirituelle ». Chappaz dira à plusieurs reprises cette « interrogation formulée par les moines » à l’adresse des étudiants : « Mais avez-vous votre voix ? Avez-vous quelque chose à dire ? » Interrogation fondamentale pour celui qui déjà identifie l’écriture, avant tout, à un sentier conduisant à la connaissance de soi. La phrase d’Augustin résonne : « Connaissez-vous vous-mêmes, voilà presque le but et le point de départ à la fois de toute tentative de vivre ».

À Martigny, où il passera son enfance, Chappaz est confronté à la violence de la généalogie, qui exige que le fils aîné suive les pas de son père. Maurice sera avocat. Il ne le deviendra jamais. La généalogie : « la foule des morts : telle est la région de la dissemblance. » Carraud fait ce constat, qui vaut pour beaucoup : « On naît dans une dissemblance, et l’écrivain, dirait-on, de la façon la plus nécessaire.Tout son effort sera de frayer le chemin d’une autre origine, de laisser advenir les choses comme virginalement : de les laisser apparaître pour qu’un « moi » simultanément se découvre dans cette apparition et retrouve en elle sa propre ressemblance. » Ce processus de désencombrement, de déconditionnement, est une traversée inajournable, en vue de savoir « qui je suis avant de mourir » (Chappaz).
« Pour fuir l’encombrement, poursuit plus loin Christophe Carraud, passer par le désert ; pour échapper à une généalogie étouffante, écouter une filiation secrète. Il y va d’une vie plus véritable. » Il y a ce beau texte, cité par Carraud, dans lequel Chappaz voit et écoute monter, « des sommets blancs des montagnes, des murmures, qui ressemblent au campement de tentes que les Hébreux établirent au printemps dans le désert quand ils passaient d’Egypte en Palestine. » Filiation secrète...

Il y a une figure récurrente qui traverse les premiers livres de Chappaz : c’est la présence de l’homme en marge (vagabond, saltimbanque, marchand ambulant) qui, sans attache, libre, semble-t-il, ne cesse tout au long de sa vie de muer, de changer de peau, au gré du hasard et des nécessités. Chappaz, afin d’atteindre à son origine, avance par métamorphoses. Carraud le montre très bien en prenant la scène du dévêtement de Pierre (Un homme qui vivait couché sur un banc) comme exemple ; Pierre, un instant nu, puis s’habillant d’effets nouveaux, devient, simplement, « quelqu’un », « dans un monde libéré de ses repères ordinaires. » Mais Carraud met l’accent sur l’insatisfaction de Chappaz face à cette figure (qui est la sienne propre - il n’y a pas de fiction chez Chappaz) trop littéraire, trop idéale. Mais il faut aller jusqu’au bout, heureusement, et « s’enivrer de ces richesses après trop de contrainte, en même temps qu’à restaurer par la parole ce que la réalité commençait de subir de dommages dans le monde transformé. » De cette veine naîtront les livres magnifiques que sont Verdures de la nuit, Les Grandes Journées de printemps, Testament du Haut-Rhône.
Mais la vie « qui se sait prise dans le monde tel qu’il est » semble comme cachée « sous un certain marbre ». « Est-ce à dire que la poésie, cette poésie-là [plénitude et extase] en tout cas, dans le choix du lyrisme ou du rêve qu’elle prononce, ne tient pas, non pas à ce que l’on pressent mais à ce que l’on sait du monde ? Je le crois, en effet », confie Carraud, qui ajoute : « Chappaz a eu conscience, et douloureusement de cette difficulté. » Le courage de Maurice Chappaz sera de redescendre (mais peut-on demeurer sur un col, si beau soit-il ?).
L’expérience qui contredit en « un milliard de pages de ciment » (Le Testament du Haut-Rhône) va étendre ses ombres et ses lumières.

Chappaz se marie avec Corinna Bille, des enfants vont naître ; et il y aura « l’enrôlement sur le chantier de la Grande Dixence », le plus grand barrage du monde. « Le temps extérieur, venu d’autrui, contraint à une plus grande attention au réel. » Après deux années passées sur ce chantier pharaonique (« cette muraille de béton de la brutalité mais aussi de la grandeur, une menace et un triomphe », écrira-t-il), Chappaz reprend la plume (« le plus faible et le plus puissant de tous les outils »). « Le poète, écrit Carraud, est ici le témoin des beautés d’un monde ancien encore déchiffrables sous les bruits du nôtre ; et le prophète, le héraut d’une alliance possible sur les décombres, qui apostrophe et invective parce qu’une chance de revivre et de réinventer l’histoire risque de se perdre si l’attention et la considération ne sont pas au principe de nos actions pour tempérer la nouvelle puissance qu’on appelle « machines » ou progrès ». De ces deux mouvements, dont Carraud précise en détail la pensée qui les sous-tend, apparaîtront Chant de la Grande Dixence Le Valais au gosier de grive, Tendres campagnes, Le match Valais-Judée, Les maquereaux des cimes blanches, La haine du passé.
Tel que Chappaz le conçoit, le voyage « ne sépare pas l’enquête sur le monde et la connaissance de soi-même. » « La vie voyage, et l’on voyage en elle », écrit Carraud.
Il y va chez Chappaz d’une adhésion à toutes choses, l’homme étant « un voyageur, qu’il se tienne à un lieu ou s’en éloigne » (Carraud). La présence du Rhône, immobilité toujours en partance, que rien ne semble pouvoir retenir, « met sous les yeux l’écoulement et la stabilité », ce qui « impose que s’épelle en soi un voyage indéfini, tour à tour intérieur et extérieur, ou plutôt les deux à la fois » (Carraud) . Chappaz ira à la rencontre des paysages divers de
lui-même (Laponie, Liban, Canada, Russie, Chine), répondant à « un mode de cheminement qui s’avoue impossible en son intériorité sans l’épreuve des lieux », précise Christophe Carraud.

Il est un autre voyage, qui traverse l’œuvre de part en part : c’est la mort, « sans laquelle, écrit Chappaz, nous serions totalement inattentifs ». De nouveau nous sommes très loin d’une littérature distraite (ou morbide), comme nous le rappelle Carraud : « Quand on médite sur la mort, il s’agit bien du réel, des vies réelles et passantes, et l’autorité de l’ordre auquel elles appartiennent rend toute « littérature » un peu vaine. » Et cependant : « À mesure que le temps passe, c’est cet ordre qui pénètre dans les livres et pour ainsi dire les submerge. » Avec le livre À rire et à mourir, Carraud écrit « Rien ici d’une disqualification de la vie - sinon en ses espèces défigurées, dissemblantes -, (...) et rien surtout d’une chute brutale où bruirait le mot d’anéantissement », mais il y a « attention à une intense et mystérieuse continuité. » D’autres livres rendront compte de cette fluidité : Adieu à Gustave Roud, La veillée des vikings, Octobre 1979, Le Livre de C, Office des morts, L’océan, le résultat de cette « meditatio mortis : tout simplement naître à la vie. » Il y a un passage admirable disant cette porosité de la vie et de la mort « qui a lieu sans trêve, à chaque instant », dans La mort s’est posée comme un oiseau, que Carraud résume ainsi : « (... )une longue scène de solitude et de neige, passage de forêt en forêt au bas des pentes de l’Illhorn, vient s’accorder à un autre passage, celui qu’on évoque quand on dit d’un homme qu’il a passé : Gabriel Chevalley, un ami de collège devenu médecin himalayiste, meurt tandis que se poursuit la danse nuptiale des coqs de bruyère et que les pas montrent un chemin possible dans la neige. L’accord est mystérieux des larmes et du sourire des choses. »

Au long des pages d’une étude qui fera désormais référence, des figures exemplaires passent et repassent : Pétrarque, dont Chappaz partage, entre autres goûts, celui de l’invective et de la méditation ambulatoire (dans le chapitre intilulé Vie-traversée, Carraud met judicieusement en perspective le cheminement de Pétrarque et celui de Chappaz), l’ami Gustave Roud, l’étoile filante Cingria, et surtout, Augustin, qui habite cet essai.

En montagnard averti, Christophe Carraud ne « s’engage pas en amateur », ne part jamais au hasard dans ses démonstrations, sans les vivres (qui nourrissent le lecteur par la même occasion) que représentent les nombreuses citations et notes tirées des livres de Chappaz.

La fascination de Chappaz pour le Grand Nord est figurée par deux belles photographies : Chappaz, en compagnie de son éditeur suisse, Bertil Galland, dans la toundra lapone ; Chappaz et sa seconde femme Michène (Corinna Bille est décédée en 1979), accroupis au milieu d’une neige de linaigrettes, dans la nudité incroyable d’un paysage de l’île Spitzberg.

Les huit chapitres aux titres latins, sous-titrés en français donnent un ton liturgique à l’ensemble : une lumière ancienne y filtre, qui fait beaucoup penser aux paysages austères des grands évasements glaciaires où souffle un vent premier, et aussi aux vieilles et simples bâtisses valaisannes (maisons ou chapelles) de bois et de pierres, tels des recueillements. Comment ne pas songer à l’Abbaye, aux traits si sereins, en laquelle habite Maurice Chappaz ? L’Abbaye « où s’éteignent des flocons, a écrit quelque part Chappaz, paraît toute grise et semble réfléchir. »
La ressemblance est parfaite.

Alain Bernaud
18 avril 2005
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