Maison à vendre
J’ai trouvé par hasard à la médiathèque le DVD d’un film sur Jacques Derrida. Je l’ai loué, pas encore regardé. J’ai peur que cela me fasse pleurer. Sans que je l’aie voulu, son souvenir est lié au déménagement vers cette maison. Je me rappelle ce coup de téléphone, j’étais contre la fenêtre de la cuisine dans l’appartement à Paris que nous quittions. Je savais que sans doute je ne l’entendrais plus, que ce serait fini ensuite, bien qu’il eût une bonne voix et qu’il parlait du traitement spécial qu’on essayait sur lui. « Au revoir, merci, au revoir ». C’est drôle parce qu’il s’était trompé de numéro de téléphone. Il croyait avoir appelé Barbara Cassin. Et puis il a été heureux de l’erreur. On a parlé ainsi. Je lui ai dit qu’on déménageait, qu’on quittait Paris. C’est présomptueux, mais je suis sûre de l’acte manqué, il voulait me dire au revoir. Il savait l’affection que j’avais pour lui. Et je peux le dire encore aujourd’hui. Il me manque. Chaque moment de séparation, comme ce déménagement à nouveau, me rend son souvenir. Comme il manque à beaucoup, à ses proches bien sûr, mais à la pensée, aux livres, à la vie.
Très mal dormi l’autre nuit. Réveillée par les mots de Lamartine cités dans une chronique sur Internet : « Dans la nuit éternelle emportés sans retour ». C’est la fin du petit texte que j’avais mis en ligne. Impossible de me souvenir du début, pourquoi je citais ce vers. Tenue éveillée par cette impossibilité à retrouver le début du texte. Je n’ai pas eu le courage de descendre au bureau, de rallumer l’ordinateur, et de relire. Et dans la journée je me suis souvenue : c’est l’évocation de ma naissance à Séoul, de l’orphelinat, de la faim. Pourquoi cet oubli ? Cela a certainement à voir, l’orphelinat et mon obsession des maisons.
Dans mes désirs de voyage, c’est de retours que j’ai envie. J’aimerais revoir Lisbonne, Sydney, Istanbul. Retrouver des lieux que j’ai aimés, parcourir des rues et des places connues. Même si ces retours sont illusoires. Quand nous sommes allés à Naples avec les enfants, je n’ai pas retrouvé la même ville, même si elle me plaît toujours autant. Et à Puzzole, plus rien ne pouvait évoquer cette petite ville ensoleillée, presque déserte, abandonnée dans le temps, où l’arrivée d’un car étranger était encore une sorte de petit événement. Les palmiers et les colonnes antiques, la mer et les rochers, la vision de mes quinze ans est pour toujours perdue.
Cela s’appelait, je crois, La Maison de poupée. Pas celle d’Ibsen, c’était un livre de la collection rose. L’histoire : une petite fille recevait pour son anniversaire une maison de poupée. Elle jouait dans son jardin avec la maison et puis abandonnait le volumineux jouet. Dans la nuit, des lutins venaient l’habiter. Le livre était illustré et l’on voyait les nains dans la maison éclairée la nuit par des lucioles. L’enchantement de cette vision, je m’en souviens très précisément.
Parfois j’entrevois des vies, les miennes ou pas, qui seraient mais qui n’existeront jamais, qui flottent là, dans l’air d’une image, d’une lumière. Une route apparaît, ou une fenêtre, la porte d’une voiture s’ouvre, un lieu inconnu, qui est l’endroit où aboutit une de ces vies, à un moment donné. C’est parfois une musique, un air de variété américaine, et soudain je sais que je ne serai jamais là bas, que je n’aurai jamais vécu telle existence où j’aurais rencontré d’autres personnes, eu d’autres professions, vu d’autres paysages quotidiens, telle porte de garage s’ouvrir le matin, parlé une autre langue. Je me demande si je n’écris pas pour ces vies que je n’aurai jamais. C’est peut-être aussi pour cela que je continue à croire au romanesque. Le romanesque, ce serait : la vie ne suffit pas.
Le titre du film d’Assayas : L’heure d’été.
En fait, oui, je me vois bien finir mes jours dans le quartier du Vomero à Naples, un jardin en terrasse qui donne sur la baie, la masse bleue du Vésuve sur la gauche. M’est arrivé depuis peu cette idée de savoir où je finirais mes jours. Cela n’est pas triste. Juste penser ce sera là, le plus tard possible, bien sûr, mais lorsque peut-être une fatigue, une envie d’en finir seront venues. Calmes, apaisées, toutefois, non pas ces brusques pulsions qui m’assaillent parfois, dans une douleur que je ne comprends toujours pas.
Les étagères de ma bibliothèque se sont peu à peu dépeuplées pour partir dans des cartons. La dernière travée, celle des dictionnaires, je la garde jusqu’à la dernière minute. Les seuls ouvrages dont on a vraiment besoin, ce sont les dictionnaires. Le livre à emporter sur une île déserte : un dictionnaire.