Marina Skalova | Exploration du flux II

Le migrant c’est celui qui est fluctuant, c’est-à-dire changeant, hésitant, indécis. Il varie, va d’un objet à l’autre et revient au premier s’il y est forcé. C’est celui qui est flottant, subit des fluctuations, est en proie à des variations. Il est charrié par l’afflux des vagues, elles-mêmes fluctuantes, et qui risquent de le faire flotter dans l’eau. La migration, c’est un déplacement de populations qui passent d’un pays à l’autre pour s’y établir. C’est ce qui se passe quand il y a beaucoup de migrants qui affluent sur le rivage en même temps. Il y a les migrations provoquées par des guerres, on appelle ça des exodes. Et il y a les migrations des barbares, on appelle ça des invasions. Les exodes, c’est le pluriel de l’exil, et l’exil, c’est quand on peut demander l’asile. Pour demander l’asile, il faut un papier, une carte de vœux, une invitation. Sans invitation, on appelle ça une invasion. Comme le migrant flotte dans l’eau, il arrive que son invitation soit mouillée lorsqu’il arrive sur le rivage.


La mer, elle peut accueillir 206.000 espèces, des poissons, des méduses, du corail, des baleines. La mer, elle couvre 70% de la surface du globe alors elle peut bien prendre aussi quelques migrants. La mer c´est comme tout le monde, elle doit revoir ses capacités d’accueil, comme tout le monde. Les migrants, ils vont là où on leur dit d´aller, il y en a qui font une demande pour aller sur la terre ferme et qui se retrouvent dans la mer. On n’a pas toujours ce qu’on veut, dans la vie.


Le flux, il continue à couler, tout le temps, même quand les vagues, elles s´apaisent. Parfois, la mer est calme. Alors, les barques arrêtent de balancer d’un côté à l’autre comme des hochets, tandis que les bébés entassés dessus bavent à la poupe et crachent leur petit déjeuner au lait maternel dans la mer, ça permet de nourrir les poissons. Ils arrivent sur le bord, ils arrivent sur le rivage, sains et saufs ou alors ils croient qu’ils vont arriver sur le rivage, sains et saufs, mais juste avant d’arriver, leurs embarcations sont éperonnées par des garde-côtes grecs, qui se disent que décidément, ils ont déjà bien assez de problèmes comme ça. Le flux, il continue à couler, c’est comme le nez d’un bébé qui coule et qui coule encore, les gouttes ça ne suffit pas pour l’arrêter, on n’arrête pas un flux avec des gouttes. Le flux il continue à couler, même quand sur Facebook, les vagues se sont apaisées, que tout le monde se remet à poster les photos de ses nouveaux bébés tout fraîchement arrivés par la voie du liquide amniotique sans devoir penser à ceux qui sont tous liquides dans la mer elle-même liquide mais tout de même assez solides pour se faire manger par les poissons.


A l’intérieur de la forteresse, on encourage la libre circulation des flux, des êtres humains et des marchandises. Tous ces êtres humains qui circulent librement, qui font l’amour et qui laissent leurs fluides couler dans ceux des autres, cela permet une plus grande fluidité des capitaux.


Ceux qui migrent, ce sont ceux qui sont flottants. On ne peut pas leur faire confiance, ils sont fluctuants, instables, ils changent d’avis comme de chemise, et ils ont plutôt intérêt à changer de chemise, vu qu’elle est mouillée quand ils arrivent, et que s’ils tombent malades, ils n’ont pas de couverture maladie. Les migrants et les réfugiés, ce n´est pas pareil. Les migrants, ils flottent et ils cherchent où ils veulent aller tandis que les réfugiés, c´est simple, on sait qu´ils cherchent un refuge. C´est comme les animaux l´hiver, ceux qui ont besoin d´une tanière pour hiberner en paix. Alors, on leur propose de se réfugier chez nous, on veut les accueillir dans la chaleur de nos tanières, pour leur faire partager notre petit salé aux lentilles et nos valeurs judéo-chrétiennes. On peut accueillir les réfugiés mais pas les migrants, parce qu´ils arrivent tout enrhumés et qu´ils risquent d’éternuer dans notre petit salé aux lentilles.


L’argent coule mieux quand il n’y a pas de murs, mais le problème, c’est que parfois il coule tellement, pendant les soirées arrosées de vin rouge et de sangria, que les caisses de la forteresse se retrouvent asséchées comme les ruisseaux du tiers-monde.


Au bord du mur de la forteresse, les forçats de l’exil ont arraché le grillage mis en travers de la voie d’accès, nous dit-on. Ils étaient prêts à en découdre avec les forces de l’ordre. L’armée a été obligée de riposter, de déployer les grands moyens. Des canons à eau et des bombes lacrymogènes ont été mobilisées pour repousser les migrants. Déployer, pour une fois, c’est un mot bien trouvé, vu que c’est un mot qui vient du vocabulaire militaire. Quand la guerre est déclarée, on mobilise des hommes et puis on déploie des soldats, on déploie un bataillon, on déploie des troupes. On mobilise les hommes en bonne santé, parfois ils se mobilisent eux-mêmes aussi, par exemple pour manifester, lorsqu’on déclare la guerre et qu’ils ne sont pas d’accord. Mobiliser, à l’origine, ça veut dire rendre mobile. On peut dire ça d’un canon à eau, vu que la plupart du temps un canon à eau, ça avance sur des roulettes. Ce qu’on oublie de dire, c’est que quand on mobilise un canon à eau contre des personnes vivantes, même si elles ont été forcées à l’exil et que en réponse, elles ont arraché des grillages par la force pour forcer leur entrée dans la forteresse, les vagues sont tellement fortes que les personnes vivantes se fracassent sur l’asphalte. Elles peuvent se casser des bras, des jambes, parfois elles peuvent finir handicapés, en tout cas, on est sûr qu’en mobilisant les canons à eau, on fait ce qu’il faut pour les rendre immobiles.


Les caisses de la forteresse se trouvent dans un pays qui a peur de la circulation des flux des humains et des capitaux car elle pourrait faire couler son capital jusque dans les mers pleines de pétrole. C’est pour cela que ce pays a construit des montagnes si hautes qu’aucune barque pleine de migrants ne pourra jamais accoster sur son rivage.


La migration c’est quand un corps étranger arrive dans un corps pas étranger. Un corps pas étranger, c’est un corps normal, un corps pas étrange, un corps à l’état pur de corps avant d’avoir été rendu étranger par les étrangers, un corps originel, un corps authentique. Quand deux personnes ont une relation sexuelle, par exemple, on peut appeler ça une migration. Un corps étranger passe la frontière du corps pas étranger, il franchit le checkpoint, se laisse glisser à l’intérieur, les liquides se mélangent, à l’intérieur du corps, les vagues déferlent, marée haute, marée basse, tout remue, tout est submergé par le flux. A la fin, quand les vagues ont fini de tout éclabousser, il ne reste que les effluves, la mer se retire, l’écume reste à l’intérieur. Parfois, quand il n’y a pas assez de liquides pour faire un partage équitable, que les forces ne sont pas égales, pays riche contre pays pauvre, les ruisseaux asséchés, ça ne glisse pas, ça arrive aussi que le corps étranger assiège, qu’il prenne d’assaut. Ça, c’est quand la migration se transforme en colonisation. Les frontières sont fluctuantes et on ne connaît pas toujours très bien la différence entre les deux. Peut-être que c’est quand parmi tous les organes qu’on secoue quand on submerge et qu’on déferle et qu’on afflue et qu’on prend d’assaut, le colon en vient à être touché, qu’on peut commencer à appeler ça une colonisation ?


On entasse les corps sur les barques pour s’assurer qu’elles soient tout à fait pleines avant de les laisser quitter le rivage. Quand après avoir traversé la mer et les vagues et les houles et les tempêtes, les barques arrivent au pied de la forteresse, on leur dit qu’on ne peut pas les laisser accoster, car la barque est déjà pleine.


Pendant ce temps-là, sur Facebook, le flot s’est tari. Certains continuent à partager des articles de journaux. Ils montrent des photos, où on voit des migrants se casser les dents contre les murs, ou alors être emmenés dans des camps aux frontières, ou alors encore être gazés par des CRS ou des BGS ou comment on les appelle dans chacun des pays de la forteresse. Il en arrive toujours par la mer, par la terre, à pied, à la nage, en bateau, c’est toujours la même chose. Ils arrivent par la mer, par la terre, à pied, à la nage et en bateau, on examine leurs dossiers, on les enferme dans des camps, on remplit des papiers, on leur pose des questions, on remplit encore des papiers, on leur dit qu’il faut attendre, ils attendent, finalement on les renvoie en avion. C’est toujours la même chose. Il n’y a pas grand-chose à dire. On ne fait pas un article dans le journal tous les jours pour dire toujours la même chose. Il faut trouver d’autres sujets, d’autres choses à dire. Ceux qu’on ne renvoie pas en avion, on peut faire un article sur eux, de temps en temps, pour le supplément du dimanche. On montre une photo d’eux sur laquelle ils sont radieux et disent merci, on a été bien accueillis. Pour les journalistes, c’est bien aussi. Elles sont bien payées, les piges du supplément du dimanche.


 


Ce texte fait suite au texte Exploration du flux, publié sur Libr-critique le 10 octobre 2015

Bio : Marina Skalova est née à Moscou en 1988. Elle écrit de la poésie et de la prose, en français et en allemand. Elle a publié dans différentes revues et fait régulièrement des lectures publiques. Elle traduit également pour le théâtre, récemment la dramaturge allemande Dea Loher. Elle est responsable de la rédaction francophone de la revue suisse Viceversa Littérature et journaliste pour la revue Cassandre/Horschamp.

22 novembre 2015
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