Michaël Glück | Dans les marges d’un livre sans fin me revenant (Duras)
« Je songe, quant à ce que je tente d’écrire de (à propos de ou depuis ?)
Abahn Sabana David, à quelque chose qui serait plus un journal de
lectures, des petites notes (j’en ai déjà quelques-unes à saisir) modifiées,
modifiables selon les périodes de replongées dans le texte de Duras.
Envie de lire et de relire, de tenter de comprendre ce que ce livre-là me
fait. Ce pourrait être donc comme un journal-puzzle à parutions sporadiques,
façons d’accompagner une présence-absence. »
Michaël Glück.
Journal de lectures : Marguerite Duras, Abahn Sabana David
Trois noms pour la stèle du livre, la pierre levée, la pierre couchée. Trois noms, rouges - comme toujours ici les titres - le corps de la lettre toujours plus grand que celui du nom de l’auteure.
Monument aux morts ou monument à la vie.
Les vers d’un poème :
Abahn Sabana David. Comme une comptine déjà. Les premiers mots, ceux du titre, musique de peu. Avec cette note redoublée : aba pour Abahn et Sabana, tout comme, dans la suite du livre, le nom redoublé d’Abahn. Ou abba, le nom du père dans la langue jamais nommée des juifs du livre. Variations d’une note, variations d’une phrase. Si peu. Peu de mots. Si peu de mots en ce livre, si peu. Comme un reste. Ce peu qui reste après extinction des voix.
Une comptine. Façon de compter, de raconter. Les morts. Et comptine encore, lancinante, lancinante. Ces mots-là de peu : dit le juif. Ces mots-là, incessants, ce nom : juif. Incessant, revenant.
Et la vrille. Ce que j’entends, la vrille d’un nom dit et redit : le juif. Ce retour à chaque page ou presque depuis qu’il a paru, très vite paru, les deux premières pages à peine lues, entendues. Depuis que Sabana a demandé : Celui qu’on appelle le juif ? Et après, quand parole sort des lèvres d’Abahn. Pour dire qu’il a dit. Dit le juif.
Celui qu’on appelle le juif. La nomination par le on. La désignation ou l’assignation. Et Abahn au cœur de Sabana lové. Son nom dans le sein de la femme.
L’appel et les yeux. Les yeux qui précèdent la voix. Regardent. Ne regardent pas. Ou bien regardent, yeux sans regard. Comme si simple mouvement de la tête tournée vers autre ou chose était ce que regarder on nomme, aussitôt dénié par la vacuité. Cette incapacité à se laisser remplir les yeux par l’objet vers lequel la tête fut tournée.
Ceci n’est pas un roman. Pas un récit. Ne s’y rencontre que très peu l’imparfait du roman. Une poétique du présent. Quelques irruptions de passés composé, si peu. Irruptions de l’Histoire. Mais surtout l’insistance, la persistance du présent. Ce qui, malgré tout, au passé survit. Le présent constitue le temps toujours ici venant. Allées du temps, allées et venues du temps.
Identités instables, moins personnages que figures. Figures d’absences.
Jusqu’au village, Staadt, nommé au redoublement près du a, ville. A moins qu’il ne s’agisse d’une figure de l’état. Et cet autre nom Gringo, comme un nom frontalier.
La maison, à peine une maison, vide avec trois pièces.
Identités instables : qui est Abahn, lequel est Abahn, celui qu’il faut abattre, que Gringo a ordonné d’abattre. Abattre Abahn.
Abahn, U-Bahn. Comme une gare enfouie dans les souterrains de l’Histoire.
Le livre ne résout rien. Le livre est sans énigme ni solution. Question seulement. Histoires de meuretres et de liquidations. On sait cela d’un problème sous-jacent qui, problème posé, inventé, n’aboutit qu’à la solution finale. Abattre Abahn. Celui qu’on appelle le juif.
L’imperceptible modification du présent. Les glissements qui brassent l’histoire d’un siècle qui n’en finit pas.
L’énigme survit.
Dans le dossier Duras, lire 3 mars 1996-3 mars 2006 : Dix années avec Duras.
Le dossier que remue.net consacre à Michaël Glück Dans la suite des jours a été préparé par Laurent Grisel.