NOS NANTERRANCES

photo Marie-Sophie Leturcq


Entrer en la forêt obscure de la ville...


« Du sommeil qui prit à Poliphile et comme il lui sembla en dormant qu’il était en un pays désert, puis entrait en une forêt obscure. »

Le Songe de Poliphile.



Depuis un an et demi, j’arpente les rues de Nanterre pour recueillir des récits de rêve.

Grâce au théâtre Nanterre-Amandiers, qui accueille ce projet en résidence, j’ai accès à des institutions et entreprises de la ville, comme l’université, la maison d’arrêt, l’hôpital Max Fourestier, des associations, écoles et lycées, ou des entreprises comme BNP PARIBAS CARDIFF, où l’on me confie des songes – du moins ce qui en reste et que nos paroles peuvent rapporter...

Par ailleurs, pour que cette ville ne soit pas un terrain de recherche abstrait, pour que cette ville m’entre dans le corps, j’y marche carte en main, durant de longues balades que je fais en compagnie de la photographe Marie-Sophie Leturcq.



Le long de ces itinéraires sans fonction, au cours de ces errances qui nous font relier des quartiers et des zones que les habitants n’associent peut-être jamais, nous notons et photographions tout ce que nous voyons. Et sur le chemin, nous interrogeons les passants que nous croisons sur leur vie onirique. Ainsi une ville du monde, Nanterre, devient-elle un lieu qui ouvre des entrées sur l’inframonde.


« Nanterre, territoire déjà largement découpé, troué de toute part, parcouru de grandes infrastructures reliant la capitale, dans le cadre du maillage du territoire national, où l’on trouve les cimetières d’autres communes et, dans le sol, les traces de carrières utilisées pour construire Paris... Nanterre et la Seine, dont on avait oublié les berges pendant bien longtemps ; Nanterre des souvenirs, de l’automobile, des migrations, des bidonvilles ; Nanterre et son université, arrivée sans concertation, enclavée, desservie par une gare provisoire de plus de trente ans... Y circuler, c’était souvent passer de coupures urbaines en coupures urbaines, rechercher le point d’entrée d’un quartier, se heurter à une voie ferrée ou à un nœud routier... »

Gérard Perreau-Bezouille



Nous archivons ces notes, et parfois nous en partageons des montages, au cours de restitutions publiques, avec des groupes de travail.

Le 13 octobre 2015 a été inauguré, dans le cadre du festival Nanterre Digital, le projet RADIO DREAM.



Gravure de Claire Poisson


RADIO DREAM est un projet de l’association AGORA, qui propose un parcours de bornes numériques installées dans les rues, chaque borne donnant accès à des feuilletons radiophoniques créés à partir de récits de rêves d’habitants de Nanterre, écrits au cours d’ateliers. Ces bornes sont des plaques associées à des QR codes, gravées par l’artiste Claire Poisson, et produites grâces à l’ElectroLab.

Le parcours de ce feuilleton radio itinérant démarre devant l’AGORA, située dans le centre ville des Anciennes Mairies, et emmène le marcheur jusqu’au hackerspace ElectroLab, situé au fin fond de la zone industrielle...

La balade est installée de façon permanente et attend les curieux.

Elle ne demande qu’un smartphone bien chargé, et une carte des rues de Nanterre, qu’on trouve à l’office du tourisme (ou online...) - et un peu de temps devant soi pour se livrer à une errance orientée par la parole d’habitants de la ville, prêts à confier les souvenirs qu’ils ont des rêves qui peuplent leurs nuits...


Rêve 10 :

Je suis dans une maison. Pas toute seule. Suis-je avec mon pire ? Pardon, mon père... Je crois que quelqu’un est près de moi, c’est un couple qui me menace... Je verrouille tout. J’ouvre tous les placards, pour vérifier s’il n’est pas là, l’homme. L’homme qui me poursuit a les traits d’un acteurs, un acteur célèbre, étrange et inquiétant. Je ne vois jamais la femme. Je me sens chassée...


L’autre jour, ma copine a rêvé qu’elle étranglait un ours devant chez ses parents, c’est à Nanterre, dans une rue pavillonnaire dans le centre des anciennes mairies...


Une autre nuit, je rêve que je dois sortir avec ma copine, mais un gros orage contrarie nos plans. Je me retrouve seule et je suis prise d’un sentiment intolérable. J’erre dans un bâtiment vide, je passe de pièce en pièce, et je suis toujours seule, c’est très angoissant, et je commence à sentir la colère monter contre ma copine, qui m’a laissée seule dans ce grand bâtiment vide.


À l’heure qu’il est, une des plaques avec les gravures de Claire Poisson a déjà disparue... Volée par quelqu’un pris d’un impérieux désir de posséder la borne n° 3, dite « De l’Ours », rue Zilina...



Cet automne est donc un moment de partage de ce travail sur la vie onirique de Nanterre. De son côté, Marie-Sophie Leturcq ouvre une fenêtre sur son travail photographique dans la ville, du 27 octobre au 8 novembre 2015 à l’Espace Beaurepaire, avec son exposition :


NANTERRE/EMBARQUEMENT


« Le premier monument était un pont, Smithson chercha à le prendre en photo, mais la lumière était étrange et il eut l’impression de prendre en photo une photographie. Ce fut à ce moment que la réalité commença à se mélanger à sa représentation. Il descendit sur la rive et trouva un chantier sans surveillance, il écouta le bruit d’une grande canalisation qui aspirait le sable du fleuve, puis il vit un cratère artificiel rempli d’une eau limpide et pâle et de grands tubes qui en sortaient pour plonger dans l’eau. Il continuait à percevoir le sens d’une désagrégation continue. Le territoire se présentait dans un état primitif, un « panorama zéro » et, en même temps, il était en fuite vers un avenir d’auto-désagrégation. »

Francesco Careri, Walkscapes.



Pour la première fois, nous présentons dans une exposition des « balades condensées » : un montage de deux ou trois photos, associées à un fragment de récit, une note, une réflexion...

Après avoir pris en photo les rues de Tokyo, Dubaï ou Singapour, Marie-Sophie Leturcq s’est embarquée dans l’aventure, à la découverte de Nanterre.

Ce qu’elle dit sur ses errances dans des villes exotiques vaut aussi pour nos nanterrances :


« Il faut que je ne sois que pour ça : faire des photos. N’être que pour ça.

Il faut que je ne connaisse pas la ville. Et que je sois dans un état où je vois les choses, un état de vide intérieur et de disponibilité. Le voyage, c’est ce déplacement, avec cette perte de quelque chose de soi... Je ne suis que pour ça. Alors je marche dans la ville. Je ne m’arrête jamais. Je ne reviens pas sur un lieu. Je marche et parfois tout s’organise. Je prends la photo, ou alors, il n’y a rien. C’est un travail sur l’instant. Et l’opportunité. Je me laisse absorber par les lieux. Qui est-ce qui me regarde à travers les façades des murs, les surfaces des fenêtres, les reflets des tubes chromés, la matité du ciment ? Je l’ignore mais je suis en relation avec un regard, qu’il tient à moi de renvoyer. Il ne s’agit pas de prendre le monde en photo. Ce que je cherche c’est à créer des images à partir du monde qui se présente sous mes yeux. Je ne travaille pas à partir de mon imaginaire, mais à partir des choses que je vois. De ce que le monde me donne à voir. Je suis pour lui. »


Etre pour Nanterre, cette ville-monde, c’est cela :

Nanterre/Embarquement,à l’Espace Beaurepaire, 28 rue Beaurepaire, près de la place de la République, dans le cadre des Rencontres Photographiques du 10e, entre le 27 octobre et le 8 novembre.


Le projet d’Onirobservatoire, en résidence au théâtre Nanterre-Amandiers, est soutenu par la région Île-de-France.

25 octobre 2015
T T+