Nakajima Atsushi | Sous les arbres pieuvres


             Après Histoire du poète qui fut changé en tigre, Trois romans chinois et La mort de Tusitala, nous devons à Véronique Perrin de lire en français Le Mal du loup de Nakajima Atsushi [1].

             Dans un article paru récemment sur RFI, elle parle de l’œuvre et de la vie de cet écrivain :

« Traduire, parce que nous sommes lecteurs dans une langue qui nous ouvre la mer, vaste comme on peut l’imaginer. La dernière vague, le large, les grands fonds. Moi, ce serait plutôt la sensation auditive des grands fonds qui m’attire, un monde peuplé d’espèces à croissance lente et reproduction tardive. Vous voyez ? les monstres qui peuplent les basses plaines du fleuve des Sables Mouvants, d’antiques dévoreurs qui ont ‘‘tout’’ lu de la littérature d’Orient, d’Occident, des signes tracés sur les rochers, et qui se déplient et s’en vont voyager dans le monde d’en haut. Cela se trouve dans Ma Pérégrination vers l’ouest de Nakajima Atsushi (1909-1942). […]
Nakajima a vécu la marche à la guerre, l’extension du Grand Empire et le martèlement de la propagande : nous n’avons pas le choix, nous devons suivre notre idéal et aller de l’avant. Adolescent en Corée occupée, il voyage ensuite en Chine presque sur les pas de l’armée du Kwantoung qui va envahir la Mandchourie. Il séjourne aux Palaos, colonie japonaise. Il s’interroge sur ce moi monstrueux, si mal accordé au monde qui l’entoure, mais il n’arrête pas : lire, voyager, étudier l’histoire, traduire aussi, raconter dans un roman si peu japonais, paru quelques mois après Pearl Harbor, les dernières années de Stevenson à Samoa : son action contre les gouvernements coloniaux, la découverte de l’Indigène samoan dans le Britannique écossais, ‘‘ce qui en moi n’est pas moi’’, et qui partout et toujours donnera la force de résister à l’embrigadement des consciences. »


             Le Mal du loup rassemble quatre textes. D’abord deux histoires d’Atolls, « Mariang » et « Midi » qui appartiennent au cycle des récits écrits aux îles Palaos : où l’intime se découvre au cœur du plus lointain.

             Les Carnets du passé intitulés « Le mal du loup » sont ceux du jeune Sanzô qui éprouve « l’incertitude de l’être » commune à de nombreux personnages imaginés par Nakajima Atsushi, qu’ils soient hommes, démons ou créatures animales. La deuxième partie commence ainsi : « C’était la saison où, quand on fouille dans sa poche pour sortir la clé de sa chambre, elle vous laisse sur la paume une sensation glacée. » C’est le récit d’un « après-midi d’écrivain » après ceux de Francis Scott Fitzgerald et de Peter Handke.

             « Paysage avec agent de police » est un saisissant et court roman sur l’occupation japonaise en Corée, au crépuscule la conscience y prend les reflets de la littérature russe du XIXe siècle, annonce les romans d’Orhan Pamuk.

             Paru en janvier 1943, « Sous les arbres pieuvres » [2] est le dernier texte écrit par Nakajima Atsushi, « probablement dans les deux semaines d’hospitalisation qui ont précédé sa mort, le 4 décembre 1942 », écrit Véronique Perrin dans la postface intitulée « Récits des années noires ». Il s’interroge sur la pratique de la littérature. Entre le refus d’une soumission muette à la propagande et aux événements et le silence comme repli sur soi, que peut un écrivain en temps de guerre ? Persister à penser le vacillement dans « l’incertitude de l’être », répond-il. C’est ce qu’il aura fait jusqu’à sa mort.

             Nous remercions Véronique Perrin et les éditions Allia de nous avoir autorisé à le publier.


 

Pas une seule fois, pendant que je faisais mon travail parmi les indigènes d’un archipel du Pacifique Sud, je n’ai jeté les yeux sur un journal ou une revue de la métropole. Je crois même que j’avais presque oublié que la littérature existait. Puis ce fut la guerre. Je pensais de moins en moins à ces choses. Après plusieurs mois je suis reparti pour Tokyo. Tout était si différent d’un seul coup, le climat, l’air ambiant, j’étais totalement désorienté. Je n’en revenais pas de voir ces hautes piles de livres à la vitrine des libraires. J’avais du plaisir à me remettre, après si longtemps, à la lecture des œuvres littéraires, mais elles me semblaient en même temps un peu trop subtiles et difficiles d’accès pour ma pauvre tête embrumée par les lenteurs des mers du Sud. C’était encore plus flagrant quand il s’agissait de critiques ou d’avis, et non plus des œuvres elles-mêmes. Me manquaient toutes les connaissances préalables qui permettent d’entrer dans les considérations du monde littéraire, j’ignorais le jargon et les quelques mots clés qu’il faut évidemment connaître, j’étais devenu un être psychologiquement et logiquement réduit aux approximations simplistes : voici pour les causes, celles que je devinais. Pourtant, à travers ces lectures, j’arrivais en tout cas à saisir même confusément quelles étaient les questions actuelles pour celui qui fait de la littérature. Je m’étonnais moi-même en y repensant, était-ce donc tout ce dont j’avais été capable jusqu’à présent sous les arbres pieuvres : réfléchir paresseusement à ce que devenaient l’époque et la littérature ? Paresseusement serait encore trop dire car je ne réfléchissais tout bonnement à rien. La guerre d’un côté, la littérature de l’autre. Je jugeais qu’elles n’avaient rien à voir entre elles. Pour le moment, la tâche pratique qui m’avait été assignée était la première des urgences, je n’avais pas le temps de me soucier d’autre chose. Il m’était arrivé d’aligner quelques mots dans les rares instants où j’avais du temps libre, mais je ne crois pas que je le faisais avec les préoccupations d’une œuvre littéraire. N’ayant jamais songé à introduire la couleur de l’époque dans mes écrits, j’étais d’autant moins disposé à penser qu’une chose comme la littérature pût être mise au service d’un but étatique. Je n’avais pas en tout cas la naïveté de croire qu’elle pourrait être utile à la guerre au sens où les sciences appliquées sont utiles à la guerre, de sorte que je me disais simplement que le mieux, vu les circonstances, était d’oublier la littérature et de me consacrer tout entier à un travail plus pressant. C’est en vivant loyalement comme un citoyen parmi d’autres que je verrais, si je suis homme de lettres, mon œuvre se faire en quelque sorte d’elle-même. Mais cela ne me dérangerait nullement si elle ne se faisait pas. Qu’un individu devienne ou non écrivain, la question n’avait pas grande importance étant donné les circonstances. Arrivé à Tokyo dans ce genre de disposition rêveuse, j’ai été d’autant plus surpris par l’afflux de questions toutes plus subtiles et compliquées les unes que les autres. La littérature pouvait donc aussi servir à la guerre : fallait-il que je sois étourdi pour ne pas m’en être aperçu plus tôt. Mais est-ce vraiment cela, l’efficacité de la littérature, qu’un mouvement de renouveau culturel fondé sur l’érudition et le savoir des gens de lettres soit utile, que des gens de lettres se rendent utiles par leurs commentaires des classiques ou leur art de rédiger des bulletins d’information ? Si elle devait réellement déployer son efficacité, ce serait plutôt comme une espèce d’antiseptique contre notre mentalité de faux durs que nous avons tendance à ne plus voir par les temps qui courent – ou contre un certain refus de penser caché sous des dehors exaltés, mais ça, nous n’avons pas encore le courage de le dire ouvertement. S’attendre à retrouver aussitôt dans les œuvres nos émotions telles que nous les éprouvons dans le présent paraît un peu trop hâtif également. Il y a aussi quelque chose de comique à prêter à toute force une couleur de politique nationale à ses propres productions, de peur qu’elles manquent d’actualité. Bien que les émotions soient là, elles n’ont pas encore suffisamment fermentées pour donner de la littérature, et comme les vieux thèmes, bien sûr, ne font plus l’affaire, on comprend que pour toutes sortes de raisons ajoutées à celles-là le présent ne soit pas facile à écrire en ce moment. Alors pourquoi écrire si on ne peut pas écrire, pourquoi faudrait-il se forcer ? (J’en reviens à mes réflexions initiales, celles que je me faisais dans les mers du Sud.) Pourquoi ne pas renoncer au titre d’écrivain pour s’occuper plutôt, en tant que simple citoyen d’un pays en guerre, des tâches pratiques nécessaires pour mener cette guerre ? Beaucoup soutiennent que le champ de bataille de l’homme de lettres, c’est son cabinet de travail. Si ces gens sont possédés encore aujourd’hui d’une fièvre créatrice toujours plus dévorante, si ces écrivains ont l’absolue certitude de servir leur pays à travers leur littérature, ils ont parfaitement le droit d’affirmer cela. Mais qu’au moins ceux qui ne peuvent plus rien écrire ou qui sont dans l’angoisse devant leurs propres œuvres ne se sentent pas obligés, sous prétexte qu’ils n’ont fait que cela jusqu’à présent, de se cramponner encore à leur cabinet de travail. Vu les circonstances et le manque de bras, je pense qu’il vaut mieux, pour la littérature et pour l’État, jeter sa plume et trouver à s’employer de façon plus concrète. (Il se peut en réalité que chaque écrivain s’emploie déjà de cette manière, simplement je ne le sais pas. Et dans ce cas, il n’y a rien à dire.) Ces réflexions grossières vous semblent sous-estimer la littérature ? N’y voyez aucune intention personnelle. C’est au contraire parce que je place très haut la littérature que je ne souffre pas de la voir réduite en ce monde à un rôle d’ersatz. Nous n’avons pas besoin d’ersatz pour ce qui n’est ni nourriture ni vêtement. Qu’elle ne se fasse pas si elle ne peut pas se faire ; je crois qu’il n’y a qu’à attendre d’avoir de l’authentique. Alors en attendant je m’exprime comme je peux.
Quand je vivais dans l’île aux arbres pieuvres je faisais une discrimination assez ridicule entre la guerre et la littérature : c’est qu’en moi s’affrontaient, obstinés et naïfs, « le désir de servir concrètement à quelque chose » et « le sentiment que la littérature n’a pas à être utile comme peut l’être une affiche ». Cette tendance ne va pas se corriger plus facilement maintenant que j’ai quitté l’île aux arbres pieuvres pour notre belle capitale. Peut-être ne suis-je pas encore sorti de la torpeur des mers du Sud.



Nakajima Atsushi, Le Mal du loup,
traduit du japonais par Véronique Perrin,
Paris, éditions Allia, 2012. © Éditions Allia, 2012.

25 mars 2012
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[1Vient de paraître aux éditions Allia.

[2« Les "arbres pieuvres" sont des pandanus sous lesquels se forment de curieux tipis de racines adventices qui semblent étayer le tronc comme des bras de poulpe » (postface de Véronique Perrin).