Panorama perdu
Ma vue perd de la distance.
Je m’avance chaque jour dans cette région du monde, parisienne. Plusieurs fois par jour. C’est un aller-retour que l’on dessine pour moi depuis quarante-huit ans. Jusqu’à Cergy Le Haut, je trace une ligne de près de 76 kilomètres. Le grincement des rails, qui résonne sur la surface du Val d’Oise, signale ma présence à tout intrus. Sur ce long trajet, divisé en quarante-six étapes, je m’octroie une petite pause à chaque lieu de rendez-vous. Ce sont devenu des lieux où j’attends dans l’émotion mes millions de prétendants. Les retardataires n’ont aucune excuse.
J’entends de nombreuses plaintes – en moi. Les pannes et les incidents techniques ne sont pratiquement plus tolérés, par tous. Les accidents de voyageurs sont moins décriés.
Mais je discerne aussi les pages que l’on tourne au fil des doigts, les cliquetis des ordinateurs et des téléphones, les soupirs de fatigue, les discussions emportées, le froissement des emballages.
Je traverse un paysage en constante évolution. Sorti du noir imposé par l’homme, c’est chaque jour la vision d’un progrès. Progrès alarmant, dramatique, déprécié, formidable, phénoménal, encensé, j’en suis le témoin. Les champs, débordants de légumes auparavant disparaissent peu à peu, laissant leur place aux habitations humaines, aux parkings, aux hypermarchés. J’enjambe avec grossièreté les forêts, laissant les arbres nus, je sème des plaines de boues autour de moi. Je m’isole du monde humain avec mon brusque passage et mes panneaux signalétiques tandis qu’ils se rapprochent de moi – par manque de place.
Ma vue, si longue et proche du lointain auparavant, se rapproche. Les obstacles urbains s’intensifient devant ma vitre. Je perds de la distance. Seuls l’horizon de la Seine est préservé, sur mes flancs, par trois fois sur ma route.