Pierre Lafargue | Làcommencent les feux

(extrait)

Déplorable fille, amenée par ses vices et par l’exagération de ses vertus àla dissolution la plus odieuse de sa personne. On l’avait crue promise àl’une de ces destinées extraordinaires que des étoiles semblent accompagner — ces astres brillent, dit-on, avec une intensité particulière quand les êtres auxquels on les associe atteignent quelque comble de réussite sociale ou d’éclat personnel. Quelle erreur ! Avec sur l’épaule une chouette de concours qui dit des charades ; avec un esprit devant lequel les montagnes s’inclinent et fondent leurs glaciers ; avec un gros sac àdos bourré de pépites plus précieuses les unes que les autres, elle est pourtant l’une des plus démunies personnes de ce monde et incapable, chaque jour plus incapable de se hausser àune condition meilleure que ses talents nombreux devaient lui assurer, alors comment la qualifierai-je, sinon de malheureuse ? ô déplorable fille !
La pustule n’est pas rédhibitoire, dès lors qu’elle est convenablement placée. Ainsi, la déplorable fille, pourvu que ses malheurs ne lui mangent pas tout le visage, peut plaire. Elle peut même rendre fou : un beau visage que les malheurs ne mangent qu’àmoitié, l’imagination le reconstitue sans peine, et le cÅ“ur, sensible aux peines qu’il ne peut consoler, conçoit pour celle qui les souffre un attachement dont il veut qu’on lui sache gré et qui se renforce chaque jour de l’indifférence qu’on lui montre. Ça se terminera mal, cette histoire. On le pense en levant le coude comme Pure Malt en personne.
Elle marche. Elle traîne un chien mort. Quand on s’en étonne, elle crache et fait remarquer que c’est une compagnie comme une autre, et supérieure àbeaucoup par un poids conséquent qui lui permet d’exercer ses muscles : ce n’est pas un petit chien, un danois. Un chat mort est cousu par la gueule àla gueule du chien, on le remarque àpeine tant il est petit : ce n’est pas grand, un chat nouveau-né. Une puce ni morte ni vive est cousue par la bouche àla bouche du chat ; nous n’en tirerons pas de conclusion hâtive, comme ces minables qui n’ont rien de plus pressé que de trouver aux faits des interprétations qui les insultent. Même si la puce est aisément interprétable, comme une charte qui a conservé toutes ses lettres et tous ses sceaux. La fille traîne tout ça au bout d’une très belle laisse tressée àla vendéenne, assez solide pour traîner mille autres salissures. Elle marcherait aussi vite sans avoir rien àtraîner, alors autant traîner, se dit-on, mais il est douteux qu’elle se le dise. Elle arrive chez un homme. Il perd toute retenue et annonce qu’il va donner libre cours àsa nature libidineuse. Il couvre le chien, le chat et la puce. L’homme s’adresse ensuite àla fille, tout en s’essuyant les pudenda : « Voulez-vous ?  » Elle décline l’invitation en ne répondant pas, et traînant après elle jusqu’au rivage sa compagnie qui s’est accrue de l’homme, cousu par la bouche àla bouche de la puce, elle adresse àla mer ce discours : « Comment penses-tu m’intéresser, petite faribole ? Ce que je traîne sans y penser me paraît moins insignifiant que toi. Jamais je n’avais assisté àun spectacle aussi plat, d’une insipidité de cul mongol ôté de la selle. Ne t’avise pas de prétendre m’avoir vue, toi que j’ai déjàoubliée, toi que ce promontoire domine pour rien et dans les creux duquel tu viens hululer de façon grotesque (disant cela, elle met deux doigts talqués de tact dans les oreilles de la chouette). Et puis, comme les dessous de bras des crabes, tu sens mauvais !  » Comment les adversaires de l’éloquence réagiront-ils àce morceau que les anthologies, plus soucieuses de ne pas le manquer que de le reproduire exactement, esquintent chacune àsa manière, dans la précipitation, de sorte que les écoliers seront appelés àadmirer des versions fautives et às’extasier devant des sottises ? C’est une question que nous ne nous posons même pas, la vie est courte comme la paille et la situation évolue trop vite. La fille tourne le dos àla mer, et la bouche de l’homme se distend un peu plus sous l’effet de ce brusque demi-tour. Mais puisqu’il n’est pas dans une meilleure forme que le chien, cela ne le contrarie pas trop, il accepte que sa bouche, dans ces circonstances exceptionnelles, s’allonge comme une anamorphose aux pieds de Jean de Dinteville. Surtout, il n’a pas perdu de vue que sa bouche a désormais le privilège de ne faire qu’une avec la bouche de la puce, son dernier grand amour et le plus vite expédié : avec de tels clins d’œil, nous finirons par croire que le Destin est un homme d’esprit.
(Parlons famille, je vois bien que c’est ce qui les intéresse et que leur incuriosité ne cesse qu’au moment d’apercevoir l’album photo. Alors, quelle fringale ! quelles indiscrétions ! quel feuilletage effréné ! ô rires étouffés ! ressemblances frappantes ! rumeurs fondées et tares aggravées !) La voici au troisième rang, la troisième en partant de la gauche. Les yeux qu’on ne voit pas, tapis dans l’ombre des deux profondes portes cochères, et qu’on devine furibonds, ont agi sur le photographe àla façon d’une menace : il a réglé son obturateur, et les petits camarades ne sont que des silhouettes lamentables et indistinctes qui viennent s’écraser, désagréablement, sur la rétine. Personne ne pourra se prévaloir de l’avoir côtoyée dans son jeune âge. Elle mange une entrecôte. Elle est rouge. Elle est bleue. Les frites sont énormes. Elle est effarante. Faut-il dire repas, ou murmurer carnage ? Les arbres s’assombrissent, comme lorsque le soleil passe derrière de lourds nuages, quand elle les regarde. Quand elle les regarde plus longtemps, les arbres commencent àfaner et àfendre, une plainte se fait entendre dans toute la nature, qui se rompt et dessèche avec eux : même les baleines, les grandes baleines àl’œil de clavecin et de bombarde, réputées éternelles comme le souffle qui ride la surface des eaux, les grandes baleines àbosse se ratatinent dans un couinement déchirant et sèchent — désormais semblables àdes spaghettis avant qu’on les mette àbouillir — au fond de l’océan où elles se brisent comme des hippocampes. Un peuple secondaire et un peuple primordial, incapables de soutenir un tel regard, vacillent au bord de l’abîme, retenus seulement par une rampe de fer forgé par le père de la fille, sorte de titan sorti de la terre pour borner les succès (s’il faut les qualifier ainsi) de sa malheureuse progéniture. Ce titan a l’épaule droite si développée que la gauche, pourtant fort belle, semble atrophiée, et que tout son corps donne une impression de déséquilibre qui provoque les larmes. Quand il ne forge ou ne répare pas ces barrières de fer, le père passe le plus clair de son temps àrelever les bords du monde au moyen de son épaule droite, grande comme le Portugal, comme on relèverait constamment les bords d’une pizza pour empêcher le fromage et les olives d’en tomber. Ce travail, qu’il mène en chantant àtue-tête L’Île des morts de Rachmaninov, puis, quand le soir vient, les Aventures de Ligeti, lui assure la reconnaissance de ceux que n’effraie pas sa terrible apparence et qui en ont assez de voir sa fille sauter àpieds joints sur les bords du monde pour qu’ils s’affaissent. Les initiatives de son père laissent la fille indifférente, comme si elle ne s’était jamais proposé de faire ce qu’il s’entête àcontrarier. Comme si elle était innocente des ennuis qu’elle cause àun monde qui mérite sa malmenade.

23 juin 2018
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