Quart vide | Gilles Weinzaepflen
35, 37 ans. Le front haut, les cheveux coupés courts mais pas trop, les oreilles dégagées. Un début de calvitie crée un golfe de peau qui remonte légèrement vers le haut du crâne, du côté de la raie peu marquée. Le corps sec, musclé mais pas trop. Aucun ventre. Une cicatrice près de l’oeil gauche. Est-ce à cet endroit que la balle a glissé ? Est-ce vrai, ce suicide manqué ? Le fait est qu’il a aussi perdu le goût. Lors de notre première rencontre, je crois que c’était une pizzeria, il a demandé du piment au serveur puis il a fait du cercle de pâte une boule de feu qui m’a brûlé les lèvres. Il m’a dit qu’il était professeur de géographie. Il avait besoin de quelqu’un pour l’accompagner. Il avait toujours voyagé et n’avait pas voulu changer ses habitudes, après. Il avait évoqué un accident de moto. Je n’ai pas insisté. Il a proposé de prendre en charge mon vol, nous partagerions les autres frais. Le départ était fixé à la fin du mois de juin, après mes examens. Je devais préparer l’itinéraire, conduire le 4X4, lui prêter mon épaule et mes yeux. Je n’avais jamais voyagé. Je le connaissais à peine.
Depuis la chambre de l’hôtel à l’extérieur des remparts de Sanaa, je lui décris Bab-Al-Yaman, la porte du Yémen, frontière entre l’ancien monde et le bal tonitruant du nouveau. Taxis et motos pétaradent sans jamais s’interrompre. Je lui dis les foules qui pénètrent à l’intérieur de l’enceinte, touristes ralentis par la curiosité, habitants et oisifs, cohorte animale, chiens solitaires, ânes guidés par les marchands. Des pick-ups chargés de bois mort sont garés à l’extérieur de la vieille ville, à l’endroit où se poursuit la rénovation des remparts. Un panneau indique l’engagement de l’Unesco. Le cri de Pasolini a-t-il été entendu ? C’est lui, pendant le tournage des Mille et une nuits en 1971, qui alerte l’opinion internationale sur le danger de ruine que court la ceinture d’argile par un film improvisé : les Remparts de Sanaa.