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chroniques de Ronald Klapka

 

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10 - Catherine Millot / Abîmes ordinaires

 

 

Dans son excellent propos sur le livre de Catherine Millot, psychanalyste et écrivain (cf Le Monde du 19/10/01), Sylviane Agacinski après en avoir exposé brièvement la forme et la teneur en vient à citer le début de la quatrième de couverture : "Avoir été un jour au monde sans défense et sans réserve, tout abri renoncé, aussi vide que le vide où se tiennent toutes choses, libre et sans frontières est une expérience inoubliable". 

Ce qui renvoie au premier chapitre du livre et à certaines expériences de l'auteure, tant dans l'enfance, qu'au cours de divers voyages. Un fragment de L'écriture du désastre de Blanchot (pp 21-22) exemplifie particulièrement cette thématique d'autant qu'il s'intitule "Scène primitive" : un enfant face au ciel y fait la découverte fulgurante de son vide, la dissipation de l'au-delà. 

La suite de la quatrième de couverture : "C'est aussi une expérience humaine fondamentale qui enseigne à trouver son sol dans l'absence de sol, à prendre appui dans le défaut de tout appui, à ressaisir son être à la pointe de son annihilation". 

Si c'est à la Gelassenheit (l'abandon, le laisser-être, d'Eckhart qu'il sera fait allusion relativement à ces expériences, ce sont les mots mêmes de Jean de la Croix : sin arrimo y con arrimo (sans appui et avec appui) que l'on retrouve dans cette phrase. L'auteure ne prétend-elle pas avec humour qu'elle imaginait "l'analyse comme une ascèse point très éloignée d'une quête mystique, mais avec de la méthode et les avantages de la laïcité".

La conclusion de l'ouvrage d'une certaine manière le confirme lorsqu'il est souligné que la psychanalyse est "mise à sec du sens". Le vide naît de "l'épuisement de celui-ci, dépris des affres de l'abandon comme de l'euphorie de la rédemption, où il sera possible peut-être de s'établir sur un libre rien". 

Cette conclusion  est autant celle du livre que celle de son dernier chapitre où le deuil d'un père, l'expression d'une éducation somme toute pas si ordinaire, de "grâces accordées", de la vie la "plus secrète" - p 143- (cf  l'incipit du livre : "Voici ma vie la plus secrète") -ce n'est pas le seul renvoi au très beau livre de Pascal Quignard-, contribuent à expliciter, élucider le passage par ces abîmes ordinaires comme autant de renaissances.

Si outre les expériences personnelles dans le premier chapitre sont évoquées celles de Michaux, Koestler ou Bataille, c'est dans le second  que se déploie tout le talent de l'écrivain dans l'évocation de la rencontre entre Roberto Rossellini et Ingrid Bergman, d'une force narrative particulièrement convaincante  en ce qui concerne ce "jeu de qui perd gagne". Des pages magnifiques dans lesquelles le fantasme masculin de sauvetage résonne avec l'expression lacanienne de "terrorisme samaritain".

C'est peut-être davantage la compétence de l'analyste qui se déploie dans l'évocation du couple Tolstoï dans le  troisième chapitre. Il faut dire qu'une période de vie plus longue est ici décrite et commentée avec ses flux et reflux, au centre la dépression de Tolstoï, ses contradictions, deux journaux en contrepoint.

Les fils de ces différents récits de vie (secrète) s'entretissent comme "l'abîme appelle l'abîme"; il est d'ailleurs très curieux que la description de cet état (p. 19):  "je m'étais sentie décidément seule. Changeant de signe, l'esseulement s'était mué en cet état de recueilement, d'immersion dans une profondeur enveloppante comme une vague" corresponde à celui du psalmiste en exil. Ce qui permet peut-être aussi à ces abîmes d'être dits ordinaires.