Cosmos basileus
Jean-Luc Nancy

L'unité d'un monde n'est pas une: elle est faite d'une diversité, jusqu'à la disparité et l'opposition. Elle en est faite, c'est-à-dire qu'elle ne s'y ajoute pas et qu'elle ne la réduit pas. L'unité d'un monde n'est rien d'autre que sa diversité, et celle-ci est à son tour une diversité de mondes. Un monde est une multiplicité de mondes, le monde est une multiplicité de mondes, et son unité est le partage et l'exposition mutuelle en ce monde de tous ses mondes.

Le partage du monde est la loi du monde. Le monde n'en a pas d'autre, il n'est soumis à aucune autorité, il n'a pas de souverain. Kosmos, nomos. Sa loi suprême est en lui comme le tracé multiple et mobile du partage qu'il est. Nomos, c'est la distribution, la répartition, l'attribution des parts. Place territoriale, portion de nourriture, délimitation de droits et devoirs, à chacun et à chaque fois comme il convient.

Mais comment convient-il? La mesure de la convenance - la loi de la loi, la justice absolue - n'est pas ailleurs que dans le partage lui-même et dans la singularité exceptionnelle de chacun, de chaque cas, selon ce partage. Toutefois, ce partage n'est pas donné, et "chacun" n'est pas donné (ce qu'est l'unité de chaque part, l'occurrence de son cas, la configuration de chaque monde). Ce n'est pas une distribution accomplie. Le monde n'est pas donné. Il est lui-même le don. Le monde est sa propre création (c'est ce que veut dire "création"). Son partage est à chaque instant mis en jeu: univers en expansion, illimitation des individus, exigence infinie de la justice.

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"Justice" désigne ce qui doit être rendu (comme on dit en français, "rendre justice"). Ce qui doit être restitué, remis, donné en retour à chaque existant singulier: ce qui doit lui être accordé en retour du don qu'il est lui-même. Et cela comporte aussi qu'on ne sait pas exactement (on ne sait pas "au juste", comme on dit encore en français) qui ou quoi est un "existant singulier", ni jusqu'où, ni à partir d'où. En raison du don et du partage incessants du monde, on ne sait pas où commence et où finit le partage d'un caillou, ou celui d'une personne. La délinéation est toujours plus ample et en même temps plus serrée qu'on ne croit la saisir (ou plutôt, on saisit très bien, pour peu qu'on soit attentif, combien le contour est tremblant, mobile et fuyant). Chaque existant appartient à plus d'ensembles, de masses, de tissus ou de complexes qu'on ne l'aperçoit d'abord, et chacun aussi s'en détache plus, et se détache de lui-même, infiniment. Chacun ouvre et ferme sur plus de mondes, en lui comme hors de lui, creusant le dehors dedans, et réciproquement.

La convenance est donc définie par la mesure propre à chaque existant et à la communauté (ou communication, ou contagion, contact) infinie, ou indéfiniment ouverte, circulante et transformante, de toutes les existences entre elles.

Ce n'est pas une double convenance. C'est la même, car la communauté n'est pas ajoutée à l'existant. Celui-ci n'a pas sa propre consistance et subsistance à part soi: mais il l'a comme partage de la communauté. Celle-ci (qui n'est rien non plus de subsistant par soi, qui est le contact, le côtoiement, la porosité, l'osmose, et le frottement, l'attraction et la répulsion, etc.) est consubstantielle à l'existant: à chacun et à tous, à chacun comme à tous, à chacun en tant qu'à tous. Elle est, pour traduire en un certain langage, le "corps mystique" du monde, ou bien dans un autre l'"action réciproque" des parties du monde. Mais dans tous les cas elle est la coexistence par laquelle se définissent à la fois l'existence même, et un monde en général.

La coexistence se tient à égale distance de la juxtaposition et de l'intégration. La coexistence ne survient pas à l'existence, elle ne s'y ajoute pas et on ne peut pas l'en soustraire: elle est l'existence.

Exister ne se fait pas seul, si on peut le dire ainsi. C'est l'être qui est seul, du moins dans tous les sens ordinaires qu'on peut donner à l'être. Mais l'existence n'est rien d'autre que l'être exposé: sorti de sa simple identité à soi et de sa pure position, exposé au surgissement, à la création, donc au dehors, à l'extériorité, à la multiplicité, à l'altérité et à l'altération. (En un sens, assurément, ce n'est pas autre chose que l'être exposé à l'être lui-même, à son propre "être", et aussi par conséquent, l'être exposé en tant qu'être: l'exposition comme essence de l'être.)

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La justice est donc la remise à chaque existant de ce qui lui revient selon sa création unique, singulière dans sa coexistence avec toutes les autres créations. Les deux mesures ne se séparent pas: la propriété singulière vaut selon le tracé singulier qui l'ajointe aux autres propriétés. Ce qui distingue est aussi ce qui met "avec" et "ensemble".

La justice doit être rendue au tracé du propre, à sa découpe chaque fois appropriée - découpe qui ne coupe pas et qui ne prélève pas sur un fond, mais découpe commune qui fait d'un seul coup écart et contact, coexistence dont l'entrelacs indéfini est le seul "fond" sur lequel s'enlève la "forme" de l'existence. Il n'y a donc pas de fond: il n'y a que l'"avec", la proximité et son espacement, l'étrangère familiarité de tous les mondes dans le monde.

Pour chacun, son horizon le plus approprié est aussi bien son côtoiement de l'autre horizon: celui du coexistant, de tous les coexistants, de la totalité coexistante. Mais "côtoiement" est encore peu dire, si l'on ne comprend pas que tous les horizons sont des côtés de la même découpe, du même tracé sinueux et fulgurant qui est celui du monde (son "unité"). Ce tracé n'est propre à aucun existant, et encore moins à une autre espèce de substance qui surplomberait le monde: il est l'impropriété commune, la non-appartenance et la non-dépendance, l'errance absolue de la création du monde.

La justice doit donc être rendue à la fois à l'absoluité singulière du propre et à l'impropriété absolue de la communauté des existants. Elle doit être rendue exactement à l'une et à l'autre: tel est le jeu (ou le sens) du monde.

Justice infinie, par conséquent, qui doit être rendue à la fois à la propriété de chacun et à l'impropriété commune de tous: à la naissance et à la mort, qui tiennent entre elles l'infinité du sens. Ou plutôt: à la naissance et à la mort qui sont, l'une avec l'autre et l'une dans l'autre (ou l'une par l'autre), le débordement infini du sens, et donc de la justice. La naissance et la mort dont il convient - c'est la stricte justice de la vérité - de ne rien dire, mais dont toute parole vraie vise éperdument la juste mesure.

Cette justice infinie n'est visible nulle part. De toutes parts se déchaîne au contraire une injustice insupportable. La terre tremble, les virus infectent, les hommes sont des criminels, des menteurs et des bourreaux.

La justice ne peut pas être dégagée d'une gangue ou d'une brume d'injustice. Pas plus ne peut-elle être projetée comme une conversion suprême de l'injustice. Il fait partie de la justice infinie qu'il faille heurter durement l'injustice. Mais comment et pourquoi cela en fait partie, on ne peut en rendre raison. Cela ne relève plus des interrogations sur la raison, ni des demandes de sens. Cela fait partie de l'infinité de la justice, et de la création ininterrompue du monde: de telle manière que l'infinité n'est jamais ni nulle part appelée à s'accomplir, pas même comme un infini retour de soi en soi. La naissance et la mort, le partage et la coexistence appartiennent à l'infini. Lui-même, si l'on peut dire, apparaît et disparaît, se divise et coexiste: il est le mouvement, l'agitation de la diversité générale des mondes qui font le monde (et qui le défont aussi bien).

C'est pourquoi la justice est toujours aussi - et peut-être d'abord - l'exigence de justice: la réclamation et la protestation contre l'injustice, l'appel qui crie pour la justice, le souffle qui s'épuise pour elle. La loi de la justice est cette tension inapaisable vers la justice même. Pareillement, la loi du monde est une tension infinie vers le monde même. Ces deux lois ne sont pas seulement homologues: elles sont la même et unique loi du partage absolu (on pourrait dire: la loi de l'Absolu en tant que partage).

La justice ne vient pas du dehors (quel dehors?) planer au-dessus du monde, pour le réparer ou pour l'accomplir. Elle est donnée avec le monde, en lui et comme la loi même de sa donation. Il n'y a aucun souverain, ni temple, ni table de la loi qui ne soit strictement le monde lui-même, le tracé sévère, inextricable et inachevable de son horizon. On pourrait être tenté de dire: il y a une justice pour le monde, et il y a un monde pour la justice. Mais ces finalités ou ces intentions réciproques diraient bien mal ce qu'il en est. Le monde est à lui-même la loi suprême de sa justice: non pas le monde donné et "tel qu'il est", mais ceci, que le monde surgit, congruence proprement incongrue.

Copyright © 1998 by Jean-Luc Nancy