Ce poème de Matière de lumière est le premier de cette séquence de sept poèmes qui s'intitule "Fenêtres" et où Heather Dohollau traverse certains espaces existentiels privilégiés: Westbourne Road, Penarth; Richmond Road, Cardiff; la Rue Blainville; Le Château de la Jarousse; Frognal; l'Île de Bréhat; la Rue Brizeux. Ce poème, comme les autres, est ainsi le poème du lieu vécu, poème qui chante ‹ discrètement, loin de cette exaltation du premier Perse, mais avec persistance et le sentiment d'une pertinence facilement effaçable qui se rattache à des lieux fondateurs ‹ poème qui chante le vécu, le traversé, le presque oublié, le récupère, l'honore dans sa simplicité, le mystère de ses turbulences, le savourant comme une expérience à la fois du fragile et du solide. Aucun effort ici, d'ailleurs, pour recentrer esthétiquement cette fragilité en exploitant les ressources pourtant inépuisables de la prosodie, de la musique, de la plasticité. Heather Dohollau reste peu soucieuse de créer un lieu de charme textuel, de magie stylistique, de sémiosis étincelante faisant valoir ses propres feux d'artifice. Certes, des constances restent, variables d'ailleurs, qui pourraient êtres comprises comme des gestes d'esthétisation et d'harmonisation: les proportions strophiques, la longueur des vers, le manque de ponctuation quasi-total, le respect des majuscules, la stabilité de la marge, etc. Mais rien qui oriente coûte que coûte vers la caresse d'un sublime, ou, par anti-esthétisme, vers la rage d'une désarticulation radicale. C'est que l'intention est ailleurs ‹ ni "joli méli-mélo" ni "mécrit" pour reprendre la terminologie sans doute excessive de Denis Roche, mais moins aussi une "combativité" poétique (: l'expression est toujours celle de Roche) qu'un besoin, simple, honnête, essentiel, de dire cette difficile sinon impossible insertion de la présence, par le biais de la mémoire, dans l'espace du langage. Mais, si celui-ci n'invite aucune mollesse ou indulgence par rapport aux options esthétiques qu'il offre, les mots ne provoquent pas non plus ces sentiments d'angoisse ou d'autoflagellation qu'éprouvent certains de nos poètes modernes. Sereinement, naturellement, simplement, le poème accède au récit transparent de l'intime, loin pourtant de tout "self-story", comme Michel Deguy l'appelle. Rares, aujourd'hui, sont les poètes qui pénètrent si discrètement, de façon si peu voyante ‹ mais avec quel regard! ‹ dans le royaume de notre passage mortel: la chambre de l'enfance, les roses du jardin, l'orage qui passe, la maison qui protège, tous les espaces, toutes les distances saisies dans le miracle de leur géométrie relationnelle qui sauve.

La deuxième strophe va plus loin dans l'évocation de tout ce qui, en principe, possiblement, problématise cette idéalité ou sérénité tellurique assumée: le vieillissement, une pâleur qui s'installe, ce qui reste frêle dans l'étreinte, la conscience implacable de la mort. Et pourtant, chez Heather Dohollau, aucune protestation, aucun cri de douleur, ni plainte ni complainte. C'est, me semble-t-il, que cette poète voit les choses différemment. Sa vision est moins bouddhiste ‹ d'où l'absence de tout stoïcisme ‹ que taoiste: tout est pris dans le mouvement de ce qu'il est, ce devenir qui, s'il est mort et dégradation, est simultanément naissance et jaillissement obscur. On pourrait maintenir que le comme, la comparaison, même l'acte d'écrire en général, emblématise ‹ constitue, pourquoi pas? ‹ ce jaillissement. Et on n'aurait pas tort de l'affirmer. Mais la sérénité d'Heather Dohollau va même plus loin, il me semble, envahit et occupe l'espace de l'expérience fondatrice. Elle est peut-être apprise à travers le devenir qu'elle assume, mais elle a l'air d'appartenir aussi à une origine vécue, elle paraît avoir été reçue comme un don originel. Le visage de ce qui pâlit, s'affaiblit, glisse vers la mort, n'effraye pas; on dirait même qu'il réjouit, que le sourire de l'improbable flotte presque perceptiblement aux lèvres de cette femme-enfant installée devant sa fenêtre. Il ne s'agit pas tout simplement d'opposer, mais de façon appositionnelle, et pour y voir une quasi-équivalence paradoxale, printemps et vieillissement, lumière et pâleur, vigueur et blancheur, étreinte et fragilité, refuge et mortalité. Il n'y a rien, non plus, à mon sens, de délicatement nostalgique, aucune psychologie du retrait mental face à une temporalité qui risque de dévorer. Non, je parlerais plutôt d'une assumation de l'être à la fois dans sa tensionalité et avec la conscience placide, imperturbable d'une totalité, d'une gamme d'expériences qui se déploie, unifiée à travers ses différences mêmes.

La troisième strophe débute de manière dramatique ‹ si ce ton serein, dédramatisé, peut être le site d'un drame compris étymologiquement comme action ‹ et affirme l'absolu de l'enfance malgré cette dérive du mortel (qui, effectivement, est aussi, comme dirait Yves Bonnefoy, un éternel qui goutte). Passé et présent convergent. L'าil qui transperce le masque du temporel, réussit ‹ mais sans aucun effort rationalisant, paraît-il ‹ à niveler le temps, à l'unifier, le transmuant en "maintenant", en nunc et hic, hic et nunc ‹ ceci malgré une conscience qui persiste d'un temps dans le temps qu'il n'est que trop facile de perdre: car on comprend mal la profondeur, l'unité, l'ici-et-maintenant-toujours du temps et de l'espace. Le poème devient ainsi l'expérience d'un ineffaçable, d'un "paysage profond", éternel, plein, abondant, qui regorge de ce qu'il est ‹ mais, que la peur (: cet amour détérioré, bloqué, impossibilisé, devenu spectral) transforme en absence, vide, ce désert pourtant, comme dit Salah Stétié, qui n'est que la face secrète, néantisée, d'un désir qui replénifie.

La quatrième strophe, il est vrai, semble, un moment, vouloir refonder ce qui a été fondé, se dérober à cette lisse continuité psychique, reconstituer un être compris pourtant comme menant à cette si simple, si heureuse sagesse qui, effectivement, domine toute l'าuvre de Dohollau et, en plus, possibilise le poème de l'accueil, de la placidité et de ce que les bouddhistes appellent la "volonté joyeuse", là où aurait pu se déclarer le texte de l'accusation, de l'énervement, de l'autocritique angoissée. Mais la réflexion sur le mode du conditionnel, au lieu de culpabiliser, se culpabiliser, ne récuse nullement cette discrétion qui frustre certains mouvements vers l'autre et le foisonnement existentiel que représente celui-ci ‹ et ne faut-il pas souligner que, même si ce déplacement, ontologique s'était accompli, il n'aurait permis qu'un recentrement "en creux", la création d'une forme concave et évidée, discrète et en retrait, de l'état originel de l'être qu'il véhicule. Le mais du derniers vers de la strophe poursuit ce retournement circonspect et rétablit la logique non pas d'une résignation, d'une acceptation pénible de l'être, mais, plutôt, d'une assumation de ce qui, dans ses propres actes et choix, constitue ce miroir où l'on se reconnaît, authentique, tautologie vivante pour ainsi dire, loin de toute modulation, autre que poétique, ici et maintenant.

La dernière strophe replonge poète et lecteur/lectrice dans cette expérience méditée de la présence. Loin maintenant de toute notion de divorce venant menacer cette intégralité, cette intégrité de ce qui est, Heather Dohollau nous offre la riche modestie de la chaleur et de la lumière, de ce qui, dans le cosmos, nous pousse ‹ autre tautologie? ‹ à l'aimer, à le désirer, à nous y installer dans l'ingénuité d'une démarche nous permettant de prendre sur nous ce que nous sommes, et ainsi, comme dit Heather Dohollau ailleurs dans le même recueil, de comprendre à quel point "ce que nous ne sommes pas / Est ce que nous sommes".