Sébastien Rongier / cinéma sur remue.net

 

 

 

Ce texte est un extrait de l’article Le cinéma de Kubrick (et autres Marker et Tarkovski) : Une pensée de l’image au détour du photographique, publié à dans le dossier coordonné par Michelle Debat consacré à la photographie en vecteur et publié dans le numéro 49-52 de janvier-juin 2004 de la revue LIGEIA, dossier sur l’art.

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Un moment d’arrêt cinématographique
(Stanley Kubrick)


Au hasard du cinéma, entre les images projetées qui défilent sur l’écran, le regard croise parfois des images qui bouleversent un flux cinématographique. Il convoque une autre image. C’est donc l’histoire d’une autre image qui pense son espace et l’offre au regard. Il s’agit bien d’un dialogue, jamais réellement interrompu, que la photographie propose et compose avec le cinéma.

Il ne sera pas question ici des photographies clairement illustratives qui accompagnent la sortie d’un film (photographie de tournage, de plateau, mise en scène photographiques pour magazines, photographies de comédiens ou affiches diverses). Mais leur seule évocation souligne d’ores et déjà l’importance de ces images photographiques. Il sera précisément question de l’apparition d’une forme photographique dans le dispositif cinématographique et de l’instauration d’un trouble qui ouvre à la pensée. La photographie est un motif cinématographique dont les entrées sont multiples. On peut voir sur les écrans des photographies ou y croiser des photographes. On envisagera plus particulièrement la photographie comme image distincte et pourtant inscrite dans la forme cinématographique. Plus précisément, il sera question de penser cette forme comme une instance du moment d’arrêt de l’image dialectique, moment d’arrêt entendu comme un travail critique de l’image cinématographique.

Le moment photographique est d’abord une inscription dans le cadre et une identification à ce cadre. L’image photographique inscrit une différence dans le moment d’arrêt qu’elle instaure et dans le trouble qu’elle répand. Car le temps photographique, s’il interrompt la (pseudo) évidence d’un flux, ne le rompt pas mais pose, ou plutôt rend visible, l’interrogation du cinéma sur sa propre forme.

Le travail cinématographique de l’image photographique induit une réciprocité qui rend provisoirement indisponible toute définition stricte de l’image. Peut-on réduire le cinéma à un mouvement projectif de 24 images par seconde, c’est-à-dire une image invisible sinon dans la trace perceptives du défilement, et circonscrire la photographie à la visibilité unique d’un espace fixé ? Sans doute pas puisque l’instance photographique, dialoguant avec le cinéma, retrace une expérience contemporaine de l’image. Il faut plutôt interroger l’instabilité de l’image et la difficulté à fixer une typologie. Le cinéma de Kubrick permet l’exploration de cette ambivalence de l’image. En convoquant également Tarkovski et Marker, on pourra souligner les enjeux esthétiques de la forme photographique en éclairant les instances d’un moment photographique sous trois angles : la citation de photographie, l’arrêt sur image et le photogramme.


Barry Lyndon

Kubrick, un cinéma, des images
Le cinéma de Kubrick interroge les formes de représentations dans les structures sociales ou mentales. Une brève incursion dans l’ensemble de son œuvre permet de comprendre la place particulière de l’image photographique dans son cinéma et symétriquement de concevoir que les enjeux esthétiques de l’image photographique s’inscrivent dans une démarche générale puissante et profonde.

La figure du cercle est une forme structurante de l’œuvre de Kubrick. Elle fonde un socle théorique et esthétique qui lui permet d’articuler son cinéma à l’intérieur du corps social et du cerveau humain. Le rond ou le cercle, dans une forme labyrinthique ou non, révèlent indiscutablement chez lui un état schizophrénique ou une forme dominée par la déraison. The Shining (Shining 1980, USA) est sans doute l’exemple le plus célèbre. Mais les courses dans les couloirs ou la poursuite dans le labyrinthe également peuvent renvoyer au lacis des tranchées filmé dans Path of glory (Les sentiers de la gloire, 1958, USA). Les couloirs de l’hôtel ou les boyaux de Verdun évoquent une même monstruosité : l’une est domestique, l’autre est étatique et militaire. Si The Killing (L’Ultime razzia, 1956, USA) est construit autour de la figure circulaire de la piste hippique, le bureau de crise de la présidence américaine de Dr. Stangelove (Docteur Folamour, 1963, USA) est envisagé par la même forme géométrique. La circularité straussienne des vaisseaux de 2001 : A Space odyssey (2001, l’odyssée de l’espace, 1968, USA) induit obliquement la folie destructrice de HAL (figuré par un halo rouge). Enfin, les globes des yeux d’Alex, personnage de A Clockwork orange (Orange mécanique, 1971, USA) illustrent physiquement la violence mimétique de l’état sur l’individu. Ces yeux grands ouverts forment l’espace visuel de l’administration de la violence. Il y a enfin la non-réalisation de tout fantasme pour Bill Harford dans Eyes Wide Shut (1999, USA), médiocre mari dont l’univers étriqué s’effondre le soir où il découvre que sa femme est traversée de fantasmes assumés. Son errance filmée comme une anti-odyssée induit, dans le retour, la forme d’une boucle et souligne un échec piteux (comme Barry Lyndon). La séquence d’une soirée de débauche au baroquisme grotesque renvoie le poltron en dehors de la sphère des tentations multiples. Cet espace est également figuré dans le film par un cercle, celui des initiés qui le démasquent en l’humiliant et le rejettent d’un univers de fantasmes factices.

La photographie vient apporter une part supplémentaire de trouble et d’interrogation dans un univers cinématographique maîtrisé. Kubrick débuta sa carrière comme photographe pour le magazine new-yorkais Look. Mais ce n’est pas l’anecdote biographique qui importe. C’est bien dans son cinéma que se pensent les différents aspects de son rapport à la photographie.

La part photographique chez Kubrick interroge les recoins du cinéma en substituant l’objet à son idée. L’image photographique en tant qu’objet visuel se transforme en idée d’image. Car pour Kubrick aucune image n’est l’illustration instrumentalisée d’une signification mais elle produit en elle-même un sens qui renverse la stabilité du regard. Lorsqu’un plan cinématographique devient chez Kubrick un moment photographique instaurant un moment d’arrêt, Kubrick fait vaciller l’ordre du regard et provoque l’interrogation. Un dialogue s’installe dans l’image grâce à la part photographique qui devient un moment de pensée. L’importance de Kubrick est précisément construite sur sa conscience des enjeux esthétiques dont il perçoit la variété. Il ne cède pas à l’univocité et à la facilité et multiplie les pistes d’interrogation pour éclairer une telle problématique dans son œuvre. Kubrick n’envisage pas une forme photographique. Il explore justement la diversité du paradigme photographique dans le cinéma pour l’épuiser. Il n’y a pas une image de l’arrêt photographique dans le cinéma. Il y a une richesse à inventer et à penser. C’est la démarche de Kubrick qui explore les variations et les différences de l’image photographique de films en films. Il y a d’abord l’irruption des objets photographies dans Killer’s kiss (Le baiser du tueur, 1955) ou The Shinning. Avec la fin de Barry Lyndon, le mouvement cinématographique arrête son déroulement. Le moment se fige. L’arrêt sur image interroge le moment photographique du cinématographe en compliquant les lignes du dialogue et en glissant vers une vibration du plan. Enfin, il faut envisager les photogrammes finaux de 2001 comme les éléments les plus saisissants d’une pensée du moment photographique.

L’irruption des moments photographiques n’induit donc pas un arrêt mais produit une question. Le moment photographique vient modifier la structure énonciative et renverser la machine projective. Cette irruption de l’image fixe (ou fixée) engage une rupture et forme une nouvelle condition du regard. En questionnant le regard, l’entrée dans un espace photographique fait quitter la stricte projection cinématographique tout en maintenant la tension consolidée par le montage. Le montage articulant un moment dialectique de l’arrêt contrecarre l’idée de flux cinématographique. L’espace d’arrêt n’explicite pas une dichotomie entre l’arrêt et le mouvement (le photographique et le photogrammatique) mais inscrit ce mouvement dans l’arrêt comme forme de débordement. L’arrêt dialectique devient rythme du négatif en élaborant une tension dynamique qui renverse l’immédiateté effective du flux par un vacillement. La dis-jonction de l’image arrêtée ne marque pas une pose de l’image. C’est au contraire une ouverture sur le travail de l’image. En ce sens, l’image n’est pas ici une fascination qui, avec l’arrêt, achèverait le sens et la temporalité dans le regard catastrophique que Régis Durand définit dans le regard pensif comme le « Regard même, celui qui fige et mortifie » (p. 34). En reprenant l’idée de « claudication temporelle qui est le propre du photographique » (p. 40), l’image photographique (ou le caractère photographique de l’arrêt) devient une perspective oblique de la temporalité cinématographique. En renversant la dichotomie pour envisager l’enjeu disruptif du moment photographique au cinéma, la coupure est alors une instance d’altérité, de questionnement et de sens. C’est une modalité du passage définie ainsi par Raymond Bellour dans L’entre-image 2. « Le seul privilège du photographique est de constituer une irruption matérielle du temps qui en marque et en condense beaucoup d’autres, témoignant par là des passages entre deux modalités de l’image à l’intérieur d’un art. » (Raymond Bellour, p. 19)

Le débordement photographique dans le cinéma est une prise de conscience par le regard d’une absence de continuité, c’est-à-dire un moment négatif qui, refusant l’idéologie catégorielle de l’analogie, révèle dans le passage une différence. La relation du photographique au cinématographique articule alors le caractère d’effrangement de l’art, constituant le travail de la différence. Entendu par Adorno dans l’art et les arts comme mouvement de l’art interrogeant sa capacité de différence dans son dialogue avec les autres arts, l’effrangement est un refus de la notion de genre et d’unité des arts. Il explore une expérience de l’art contre sa normalisation en déjouant les mécanismes de neutralisation des logiques des genres et des frontières.

Une définition de l’image cinématographique passe par un tel dialogue qui traverse les limites pour ouvrir à la pensée. L’image photographique excède le flux cinématographique en le dissolvant dans ce moment d’arrêt qui, loin de signer la fin du cinéma, l’ouvre à la présentation de lui-même dans l’exercice d’une différence. Dans De la différence des arts, Jean Lauxerois définissant le plan de l’imaginal contre l’analogie comme un « appel du commencement » (p. 168) de l’œuvre d’art elle-même mais aussi d’une autre possible. La mise en jeu de l’image dans son rapport photographique n’est pas chez Kubrick la réduction à une capacité illustrative. L’apparition photographique comme instance d’interruption du défilement résiste à la fonction suspensive pour former un espace de non-reconnaissance et un nouveau cadre, celui du débordement. C’est le commencement de l’imaginal qui contrarie l’immédiateté fixée dans le flux.


2001

Photographies
La première occurrence, et la plus commune, est la citation de photographie. Le cinéma cite voracement les autres images, leur surface-écran. Ces citations d’images provoquent une mise en abyme du cadre par une fragmentation du regard : images photographiques, tableaux, affiches mais aussi écrans de toutes sortes (cinéma, télévision, écrans de contrôles, écrans de caméras de surveillance…). Ce phénomène de co-présence qui aujourd’hui sature l’image, engage une réflexion amorcée depuis Fritz Lang jusqu’à Brian de Palma.

Dans Killer’s kiss, la voisine du boxeur fatigué, interprétée par Irène Kane, raconte à ce dernier une enfance douloureuse de petite fille riche désespérée de sentir son père préférer sa grande sœur danseuse classique. Cette évocation, faite à partir des photos familiales dans son appartement, active les souvenirs. Le récit s’inscrit à l’image à partir de la photographie. Cette dernière se dilate. Selon un indice cinématographique classique, une strate temporelle glisse à une autre par une image qui devient floue. La photographie convoque le souvenir. Mais Kubrick élabore dans Killer’s kiss un autre dispositif cinématographique qui s’éloigne des effets conventionnels. Le souvenir est pris en charge par la voix off alors que l’image reste concentrée sur la danseuse. L’image cinématographique, née de son rapport photographique, ne se constitue pas en récit mais conserve une part symbolique et abstraite, entre fixation et obsession. On voit la femme dansant sur le plateau cernée d’ombre d’un théâtre tandis que la voix off fait le récit accablant de sa jeunesse. L’image photographique citée n’est pas pensée comme tremplin instrumental pour une séquence de souvenir dans un traitement cinématographique. L’image cinématographique n’assimile pas la citation photographique mais élabore une forme propre à partir d’elle. L’effet qu’elle produit n’est pas un arrêt mais une spécification filmique qui questionne déjà l’enjeu du souvenir et la place de ces images parasites et de la mise en abyme de cadre que Kubrick convoquait déjà dans la retransmission télévisée du combat de boxe. L’abstraction de l’image à partir du motif photographique formalise l’idée du souvenir, en le rapprochant du monologue intérieur. De même, la voix off n’apparaît pas dans une fonction illustrative. L’écart entre le vu et le dit souligne à la fois la fixation du souvenir et son caractère abstractif (voire fantomal).


Folamour

Plus inquiétante est la photographie qui achève The Shining. Elle montre une fête à l’hôtel Overlock, littéralement regarder par-delà. Ce nom semble annoncer l’ambition kubrickienne et rejoindre la préoccupation photographique. L’image est un cliché pris le 4 juillet 1921, à l’hôtel Overlock, lors du bal fêtant l’indépendance américaine. On y voit d’abord en plongé un groupe important d’hommes et de femmes fixant l’objectif du photographe. Dans un entretien avec Michel Ciment, Kubrick apporte une précision importante : « [C]’est une photo véritablement prise en 1921. Nous avions pourtant essayé de trouver des gens dont le physique convienne, nous les avions coiffés à la mode de l’époque, mais le résultat n’était pas satisfaisant : les visages restaient différents. Finalement nous avons trouvé cette photographie et nous avons fait un photomontage très minutieux en harmonisant l’éclairage et le grain de la photo de Jack et ceux de la photo d’origine. Jack a bien l’air de faire partie de ce groupe. En regardant de près, on voit que tous les visages sont plus parfaits les uns que les autres : c’est une espèce d’archétype de cette époque. » (Michel Ciment, Stanley Kubrick, p. 192)

Après un long travelling, on découvre une image montrant au premier plan un homme ressemblant trait pour trait à Jack Torrance, l’écrivain raté de The Shining interprété par Jack Nicholson. Film composé sur la propagation des terreurs intimes et la contamination de cette folie dans les consciences (et leurs effets d’hallucination), l’image finale noue l’ensemble du film et poursuit l’interrogation sans jamais l’achever. Ce cliché photographique rappelle un autre plan du film, celui de Jack, gelé au milieu du labyrinthe de haies couvertes de neige, labyrinthe permettant de retrouver la figure circulaire si chère à Kubrick. C’est donc la circulation et l’écho d’une image gelée (celle de Jack dans la neige et celle de la photographie dans l’hôtel) qui, paradoxalement, n’arrête pas le film. L’ensemble complexe de ces imbrications d’immobilité (immobilité du corps dans le plan et immobilité de l’image photographique dans l’image cinématographique) détermine l’énigme temporelle et l’interrogation psychique. Une fois de plus, l’image kubrickienne évite la fonction illustrative et poursuit un travail d’interrogation. Le dernier cliché, pris dans le mouvement cinématographique (le travelling avant), déborde le simple effet de projection car il ouvre à rebours cet imaginal comme forme de résistance. Comme le rappelle Michel Chion dans le numéro 464 de la revue Positif, « [l]’image chez Kubrick « se prête » au commentaire, elle ne se refuse pas, mais elle ne se donne pas non plus. Elle est le lieu d’une résistance passive des plus singulières. Et ne croyons pas que cette puissance passive de l’image soit facile à obtenir. » (p. 96)


Barry Lyndon

Arrêt sur image
La mise en scène de Barry Lyndon interroge d’abord les enjeux du cadre (le cadre comme tableau) et de la lumière. Un arrêt sur image à la fin du film sera pourtant l’objet de l’étude. On retrouve dans ce film de Kubrick un dispositif de voix off commentant une action. L’arrêt sur image, l’interruption violente de l’action pour le personnage de Barry Lyndon ne sert pas à évoquer un fait passé mais vient souligner la méconnaissance du narrateur. Ne sachant plus ce qu’à été la vie encore plus pitoyable de Barry Lyndon, l’instance cinématographique se fige pour mieux s’interroger. C’est au moment où l’on voit le personnage interprété par Ryan O’Neal de dos, la jambe amputée, entrer dans une calèche le menant vers une déchéance plus grande encore que l’image se fige.

« Complètement frustré et meurtri, que pouvait-il faire esseulé, le cœur brisé ? Il accepta la rente et rentra en Irlande avec sa mère pour se rétablir. » (voix off du film)
[Commentaire : Durant cette intervention du narrateur, l’image montre en travelling latéral, Barry (la jambe coupée) et sa mère sortir d’une auberge et se diriger vers la calèche. Après un bref silence, on observe un changement de plan par un changement d’axe de prise de vue. On le voit désormais de dos, montant bientôt dans la voiture. Le narrateur reprend.]

« Un peu plus tard, il se rendit à l’étranger. Nous ne sommes pas en mesure de raconter la vie qu’il y mena. Il semble qu’il ait repris sa carrière de joueur, sans le succès d’autrefois. Il ne revit jamais Lady Lyndon. » (voix off du film)
[Commentaire : L’image se fige sur Barry handicapé montant dans la voiture, aidé par un homme. La dernière assertion du narrateur fait le lien avec l’ultime séquence du film dans laquelle on voit Lady Lyndon signer le billet de rente.]

Le point d’arrêt visuel est ici un point de conscience (son acmé). S’il n’arrête ni le film, ni l’histoire, il marque la conscience d’un dispositif et d’une narration qui la met en scène. L’arrêt sur image, selon Serge Daney, n’est un manque de mouvement mais un manque de sens, un manque de but de ce mouvement. « L’arrêt sur l’image (retour à l’inanimé = pulsion de mort) dit qu’il y a des images au-delà desquelles le mouvement ne continue pas. Elles peuvent être l’un des 24 moments quelconques d’une seconde de film enregistré. Mais à un moment, elles ne sont plus quelconques du tout : elles sont – par essence – des ‘terminaux’. » (L’exercice a été profitable, Monsieur, p. 39.)

Si l’on peut envisager cet arrêt comme l’instant de mort qui rend improbable tout autre mouvement du personnage de Barry Lyndon, il ne définit pourtant pas une image terminale au sens où Daney l’envisage comme une image pétrifiée désarticulée du reste du film. Non seulement cette image trouve sa résonance dans le plan montrant le billet de rente signé par Lady Lyndon, daté 1789, mais surtout cet aspect est la marque constante chez Kubrick d’un questionnement sur l’image et sur sa force interrogatrice. L’arrêt sur image marque la fin du temps du personnage mais pas celle de l’histoire, ni celle de l’Histoire. Il pose au contraire sur elle une interrogation. La date 1789 frappe le regard et l’esprit de d’un sens à donner à l’aventure médiocre d’un personnage englouti par avance dans les bouleversements et les luttes révolutionnaires à venir. L’arrêt sur image et l’incapacité narrative qui l’accompagnent éclairent d’une bougie désabusée les événements à venir et permettent de reconsidérer le parcours de Barry. Toute son existence et sa volonté de conquête sociale préfigurent son contraire, c’est-à-dire le renversement révolutionnaire. L’arrêt sur image de Barry Lyndon n’est donc pas terminal. Il n’est pas un effet visuel mais une tension du visible. L’image devient un tour de force qui interroge son propre débordement de sens et tend à saisir sa mise en absence.

Agitation photogrammatique
C’est avec 2001 que l’interrogation sur le moment photographique prend toute son épaisseur. En faisant appel à Philippe Dubois, on pourra prolonger l’interrogation auprès de Chris Marker et d’ Andrei Tarkovski.

C’est l’histoire d’un homme marqué par une image. C’est l’histoire d’une image. En réalité, deux. Deux images, deux photographies ou plutôt deux photogrammes précis dans la toute dernière partie de 2001. On voit le visage de l’astronaute Bowman, interprété par Keir Dullea, au moment de son hallucinant voyage final, comme figé dans son casque, casque sur lequel se reflètent les lumières et les espaces qu’il traverse. Deux moments fixés ? Deux espaces photographiques trouant le mouvement général et chaotique du voyage. Ce déplacement spatial renvoie à l’idée d’un temps intervallaire, flottant et instable. Ce moment photogrammatique devient la substance d’une conscience et l’instance paradoxale du temps et de l’espace. Ce n’est pas un mouvement immobile induisant une forme d’intemporalité mais dans une immobilisation infixée d’un mouvement qui pose un problème de représentation. L’instance photogrammatique constitue une torsion permettant de percevoir les enjeux esthétiques de Kubrick car elle représente moins qu’elle ne présente une contradiction, une inconciliation. On retrouve au travers de cette forme d’effrangement des arts, la notion adornienne de tour de force qui permet de saisir la tension inscrite dans l’œuvre. Adorno y développe l’idée d’un renversement de la simplicité et de la clarté de l’œuvre. Le tour de force est « la réalisation d’un irréalisable » c’est-à-dire ce paradoxe esthétique « qui consiste à rendre possible l’impossible » (Théorie esthétique, pages 156-158). L’instant photogrammatique combine les contraires et œuvre sur un fondement contradictoire. Il est une manifestation de l’art par renversant des formes apprises, en s’opposant aux structures de normalisation et en retrouvant sa substance d’inconciliation. Le photogramme, entendu comme immobilisation infixée d’un mouvement, atteste du passage du photographique dans le cinéma. Ce rapport de surface qui dé-référentialise les deux instances propose, avec le retournement et la torsion de la frontière, une pensée de l’art (et de l’image) à partir de son matériau. Ce mouvement d’arrêt articulé à l’impossible fixation permet de percevoir l’enjeu et l’ambiguïté cinématographique. L’image est une visibilité de l’absence, un débordement qui ouvre une question plutôt qu’il ne donne une réponse. En ce sens, le photogramme de 2001 est commencement. Il est plus exactement un moment de conscience dans le matériau de cette forme de pensée qui s’appelle le cinéma. Michel Ciment le rappelle, « [l]e recours pour Kubrick à une dissymétrie temporaire et intense vise à forcer le verrou que représente la symétrie face à toute évolution. L’artiste Kubrick n’opère pas autrement, cherchant à surprendre l’ordre établi des genres et des styles, leur équilibre interne, sans aller jusqu’à leur dislocation totale car il connaît trop bien l’inévitabilité du retour à l’ordre. » (p. 97)

Au travers de cette force paradoxale, on devine que les deux plans de 2001sont redevables à La Jetée de Chris Marker. Conçu en 1962, ce film de 28 minutes travaille le paradoxe de l’instant-image au travers d’un dispositif photographique. Philippe Dubois en précise la complexité en soulignant son caractère profondément mélangé. A la fois photographie refilmée au banc-titre et arrêt sur image à partir d’un matériau filmique, La Jetée est donc à la fois photographie et photogramme. Chris Marker, jouant sur les deux supports, crée un effet de brouillage. Philippe Dubois affirme dans le numéro 6 de la revue Théorème que Chris Marker refuse l’opposition et fait « émerger un concept hybride, indiscernable, qui n’est ni de l’ordre de la photographie, ni même de l’ordre du photogramme, mais plutôt de ce que j’appellerai le « cinématogramme ». » (p. 12). C’est donc une entre-image bellourienne qui signe un passage traversant l’image et le réel et posant l’enjeu de la mémoire et de la conscience dans celle du temps. La figure classique de la science-fiction dont s’est inspiré Marker trouve avec La Jetée, 2001 et Solaris (1972) de Tarkovski des implications esthétiques propres au cinéma. La conscience intervallaire et malléable mise en scène dans ces films est celle du temps, non pas le temps du flux chronologique de l’Histoire mais celui de la conscience, sa fluidité mouvante, telle que Bergson la définit. Aussi le mouvement cinématographique s’opacifie-t-il dans cette instance cinématogrammatique qui ne se réduit pas à une continuité mais à une dialectique de la durée (celle du montage). Philippe Dubois précise une nouvelle dimension du rapport à l’image. « Du coup, la vie (le passé vécu comme un présent à partir du futur) ne peut apparaître que comme une bande de temps où tous les instants sont là, les uns à côté des autres, comme des photogrammes, toujours au présent mis à plat devant soi, saisis comme des images toujours « en vie » mais une vie non linéaire, une sorte de vie verticale, ou tabulaire, faite de la juxtaposition perpétuelle de moments de temps et que l’on peut convoquer, assigner, à chaque instant, dans n’importe quel ordre. » (p. 41).

L’image n’est pas terrassée par le réel mais travaillée par l’incertitude qu’elle forme. Les deux images cinématogrammatiques de 2001 constituent un moment de renversement. En interrogeant la forme cinématographique, en soulignant le matériau filmique tout en révélant ses propres ambiguïtés, ces deux images offrent une perspective oblique qui renverse et dépasse une pensée classique pour ouvrir à la dimension non-euclidienne d’un espace-temps qui anticipe les nappes de temps de la séquence finale (l’astronaute se voyant, l’astronaute vieillissant, puis vieillard et mourant, enfin enfant). L’espace cinématogrammatique de ces deux images du visage de l’astronaute est cette anticipation dialectique du rapport entre le temps, l’espace et l’image.

« Si l’intervalle temporel que représente le passage de la vie à la mort, ici le temps intérieur de la chute d’un corps, précisément figé par l’arrêt photographique mais décomposé dans la durée d’une série en variation, si ce temps intensif s’avère un « présent qui dure », c’est-à-dire un temps où le clivage entre passé et présent disparaît au profit d’un défilement intérieur qui actualise la totalité de la vie dans l’instant de la mort, alors ce moment, à la fois infime et infini, est bien une pure substance de temps. Mais, ici, une substance de temps faite film. » (Philippe Dubois, p. 38)


La jetée

Lorsque Chris Marker commente dans Une journée d’Andreï Arsenevitch (2000) le dernier plan de Solaris de son ami Tarkovski, il se demande qui regarde puisque l’Océan, au milieu duquel se retrouve Kelvin interprété par Donatas Banionis, est secrètement l’idée de Dieu. Qui regarde Dieu ? La même question se pose pour les deux images de 2001, l’idée de Dieu étant également au cœur de ce film. Le travail disjonctif de Kubrick cherche avant tout à briser l’harmonie et à la retourner pour réinventer la perception (la lumière du dix-huitième siècle, les hallucinations dans The Shinning ou les fantasmes dans Eyes Wide Shut). Les moments cinématogrammatiques en sont une expression profonde puisqu’ils soulignent le mouvement de pensée où le regard se perd dans une dimension qui abolit les frontières du temps et de l’espace pour constituer celle d’une durée de la conscience.

« Quand l’astronaute qui a survécu, Bowman, finit par atteindre Jupiter, l’artefact [le monolithe noir] l’entraîne dans un champ de forces, à travers des espaces intérieurs et extérieurs, et le transporte finalement dans une autre partie de la galaxie. Là, il est placé dans un zoo humain, en quelque sorte un hôpital, un environnement terrien tiré de ses propres rêves et de son imagination. Le temps n’existe pas : sa vie passe de l’âge mûr à la vieillesse et la mort. (…) La rencontre avec une intelligence extraterrestre avancée serait incompréhensible si on la situait dans notre système de références terrestre et contemporain. Dès lors, les réactions à cette situation comportent des éléments de philosophie et de métaphysique qui n’ont rien à voir avec le simple schéma de l’intrigue. (…) Dès le début de la préparation du film, nous avons tous discuté des moyens visuels pour représenter une créature extraterrestre de manière aussi ahurissante pour l’esprit que la créature doit l’être elle-même. Il est très vite devenu évident que l’inimaginable ne pouvait être représenté. » (Stanley Kubrick, entretien avec Joseph Gelmis, Positif numéro 464, pages 15-16)

Si 2001 trouve avec La Jetée et Solaris une parenté esthétique, c’est que les trois auteurs, en explorant de nouvelles formes, mettent en cause leur matériau commun pour le réinventer constamment, chacun à leur manière. L’inimaginable qui ne peut être représenté trouve avec le plan imaginal de l’image cinématogrammatique la possibilité d’une présentation qui œuvre dans son commencement.

Sébastien Rongier