Sélim Nassib | Comment tu t’appelles ? [2]
Sélim Nassib a invité des participants de différents milieux (groupe de théâtre, maison de retraite, lycéens) à vivre ensemble une expérience d’expression et de narration. Différents ateliers ont été lancés sur une question simple : « Comment tu t’appelles ? », posée aux personnes participant aux différents groupes. Les questions qui en découlent (« D’où vient ce nom ? » « Veut-il dire quelque chose ? ») ont entraîné des réponses qui illustrent l’extraordinaire diversité des histoires et des identités qui nous composent.
Ces réponses ont été filmées et seront l’occasion d’une présentation publique au siège de l’association "Anis Gras, Le lieu de l’autre" (Arcueil) au dernier trimestre 2018.
Comme avant-goût, voici certaines des réponses apportées.
Gérard
Je m’appelle Gérard Kehyrian… en principe !
Car je suis en vérité Gérard Rhéhyrian… un nom arménien si compliqué que, lorsque mon père est arrivé en France, l’employé de l’Etat civil a inscrit ’’K’’ au lieu de ’’Rh’’... me nommant Gérard Kehyrian pour toujours… Mon prénom signifie « fer de lance » et mon nom : « le miraculé » ».
C’est drôle, les noms. L’oncle de mon père s’appellait Gozirian parce qu’il avait emprunté des papiers portant ce nom pour pouvoir entrer en France…
Mon grand-père maternel s’appelait Missak Zakarian, un nom dont la racine, « chacar », signifie sucre en arménien. Ce « sucre »-là, quand les Turcs lui ont demandé en 1915 de rendre les armes, leur a répondu : « Venez donc les chercher ! ». Il était chef de la province d’Erzeroum et possédait un haras… Il a résisté avec ses hommes jusqu’au bout… laissant aux femmes, enfants et vieillards le temps de s’enfuir. Parmi eux, ma mère, qui avait 10 ans. Dans une autre région, mon père, lui, avait dix ans aussi.
Ils sont tout deux arrivés en France en 1920… et se sont mariés quelques années plus tard… Lui, se prénommait Simpat, prénom du héros national arménien (comme Bayard en France)… et disait toujours : « Je suis sympathique comme l’encre ! ». Elle se prénommait Tertshanigue qui signifie « beau petit oiseau qui chante bien », mais on l’appelait Suzanne, c’était plus pratique.
J’ai perdu ma mère à 10 ans et mon père à 13 ans. Avant de mourir, il avait eu le temps d’être Résistant de la première heure dans le massif de Belledonne, du côté de Grenoble, ce qui lui a valu 17 mois de déportation à Buchenwald et Dachau…
Vous comprenez pourquoi je suis un miraculé...
…Mais, au fait, pourquoi mon nom, Kehyrian, comme tous les noms arméniens, finit en « ian » ? C’est, dit-on, à cause de l’Arche de Noé qui, après le Déluge, s’est échouée sur le mont Ararat, en Arménie... Un âne est en descendu le premier, tellement content qu’il a fait « hian-hian » ! Et Dieu a dit : « Ceux qui habiteront ici auront des noms se terminant par ian. » Voilà…
Et toi, comment t’appelles-tu ?
Luis
Je m’appelle Luis Ferreira pour faire simple…
Car en vérité je porte deux prénoms et deux noms, Luis-Manuel Carrera-Ferreira, entrelaçant ceux de mon père et de ma mère.
Ce qui est sûr, c’est que c’est un nom portugais et c’est ce que je suis, portugais, même si je suis né en France, à Ivry-sur-Seine…
Mon père, Ramiro Da Silva Carreira, vient d’un village nommé Viseu… village qu’il a quitté en laissant derrière lui sa première compagne et ses deux fils… Je dirais plutôt qu’il s’est enfui… En arrivant en France, il rencontre ma mère dans une auto-école - et lui fait tout de suite une cour assidue.
Elle, c’est Maria Alice Rodrigues Ferreira, originaire elle aussi du Portugal. Elle vivait avec ses frères… Quand elle était au pays, à la mort de sa mère, son père s’était remarié avec une certaine Gloria Segado, laquelle lui flanquait régulièrement des raclées. C’est pour cette raison qu’elle était partie en France où, logée chez un membre éloigné de la famille, elle avait gagné sa vie comme femme de ménage.
Je porte le nom de ma mère, Ferreira, pour une raison administrative : c’est elle qui m’a reconnu en premier. Mon deuxième prénom, Manuel, je le tiens de mon grand-père paternel, Manuel Da silva ou Carreira. Mais d’où me vient le premier prénom, Luis ? Eh bien, c’est mon père qui me l’a donné parce qu’il admirait beaucoup Louis de Funès, que l’on appelle chez nous Luis de Funès, ce qui n’enlève rien à son talent.
Je vous raconte ça, mais je n’aurais même pas existé si mes parents avaient eu ma petite sœur en premier… Parce que mon père voulait un fille à tout prix, et il a continué à avoir des enfants, mon frère, moi, jusqu’à ce qu’elle arrive enfin, elle, Sara Lourdes Ferreira, sa princesse.
Et toi, comment t’appelles-tu ?
Sélim
Je m’appelle Sélim Nassib, mais ce n’est pas mon vrai nom.
Mon vrai nom, c’est : Sélim Turquier. Un nom qui vient du Proche-Orient. Je suis né à Beyrouth où j’ai grandi, et mes parents venaient de familles juives de Syrie, l’une de Damas, l’autre d’Alep.
En cherchant un peu, j’ai découvert que Turquier, mon nom, avait pour origine la sœur de mon arrière-grand-père – qui avait apparemment de très beaux yeux. C’était à Damas, dans l’Empire ottoman, et les femmes turques avaient la réputation d’avoir des yeux superbes. On disait donc de mon aïeule qu’elle avait « des yeux de Turque », la maison où elle habitait a vite été désignée comme « la maison de la Turque », « Beyt Turquier », la famille Turquier en arabe…
Mais avant Turquier, il devait bien y avoir autre chose ? On m’a répondu, oui, il y avait « Shéhadé », ce qui veut dire « mendicité »… Mais mes ancêtres n’aimaient apparemment pas trop s’appeler « famille mendicité »… Ils sont donc remontés plus loin pour trouver : Safadi – un nom qui veut dire : « Venant de Safad », ville méditerranéenne située à l’époque en Palestine – aujourd’hui en Israël.
Et pourquoi Sélim ? Mes parents ne me répondaient pas, jusqu’au jour où j’ai appris que ma mère avait un frère qui s’appelait Sélim… mort accidentellement après ma naissance. Mes parents n’ont donc pas voulu me dire que je portais le prénom d’un mort, voilà le mystère résolu !
Mais pourquoi, alors, me présenter sous le nom de Sélim Nassib ? J’ai jadis été envoyé par le journal Libération pour couvrir la guerre du Liban, en particulier en juin 1982. Ce jour-là, Libération publiait le résultat d’une longue enquête établissant que l’ambassadeur de France au Liban, Louis Delamare, avait été assassiné quelques mois plus tôt par les services secrets syriens.
Je téléphone tout de suite à Paris : « Mais vous êtes fous ! Les Syriens occupent Beyrouth ! Si je signe mon papier de mon vrai nom, ils me chopent tout de suite… » Libé me répond, placide : « Tu as deux heures pour te trouver un pseudonyme, parce qu’on attend ton papier dans deux heures. »
J’ai voulu garder mon prénom, donc : Sélim. Et pour le nom, comme j’avais été un fan de Lucky Luke, j’ai traduit approximativement son nom en arabe, Sélim voulant dire « sain » et Nassib « chance » (« Luck »). J’ai donc signé Sélim Nassib et ce pseudonyme, que je croyais temporaire, est resté collé à moi depuis.
Et toi, comment tu t’appelles ?