Sophie Deramond ⎜ Les cercles concentriques de l’espace décrit chez Jean Échenoz

Sophie Deramond est architecte (DPLG à l’école d’architecture Paris-Villemin sur le thème "Les connivences de l’architecture : littérature et architecture"). Après un DEA sur "L’espace dans l’oeuvre de Jean Echenoz" suivi par M. Hamon, elle poursuit aujourd’hui une thèse à Paris 3 Sorbonne Nouvelle sur le même thème sous la direction de M. Dambre. Le texte ci-dessous est son intervention pour la journée d’étude du 12 avril 2003 à Saint-Etienne sur les "objets architecturaux chez Jean Echenoz" pour qu’il figure sur le site remue.net.

Inscrit historiquement et éditorialement dans la lignée de « l’Ecole du regard », Jean Echenoz peut sans doute être admis dans le cercle de ces écrivains-bâtisseurs dont l’ambition, comme l’affirme Robbe-Grillet, n’est plus de « transcrire » mais bien de « construire ». Bâtisseur d’une œuvre valorisant une intertextualité subtile et foisonnante, démontant et remontant la machine langagière contemporaine et ses lieux communs, décalant les propos et les effets attendus, préférant l’ironie et ses rebondissements à la gravité et ses phrases de marbre, l’écrivain a pu être qualifié de post-moderne, ce qui le rapproche davantage encore de l’architecture, discipline qui a vu naître le terme et ses premières applications.

Mais la portée interdisciplinaire de ce concept ne sera pas notre propos : ce qui nous intéresse ici c’est la réflexion sur l’espace décrit dans l’œuvre de Jean Echenoz. Pour cela, on se basera sur ce que Marc Augé dans Non-Lieux considère comme un caractère spécifique de notre société « surmoderne » : l’excès d’espace dû aux changements d’échelle induits par les moyens de transport rapides et les images retransmises par satellites.

Ces caractéristiques se retrouvent dans l’écriture échenozienne par l’intermédiaire de sphères d’influence inclusives, centrifuges ou exclusives de tous les espaces vécus, retranscrivant l’image d’un monde dans un objet, d’une ville dans une rue, d’une histoire dans un nom.

Nous mènerons donc notre analyse en suivant une hiérarchie des espaces décrits de l’intime à l’universel, du corps et de ses enveloppes successives de l’habitat jusqu’à la ville et à la terre, en tâchant de déceler les réseaux de sens et les inclusions spatiales qui s’opèrent à travers ces différents cercles.

Le premier de ces cercles est celui de l’intimité, du corps et des objets qui l’entourent. Si Echenoz consacre aussi peu de lignes à l’étude psychologique de ses personnages, en revanche, il aime à en explorer les fonctionnements jusqu’à décrire ce qui ne se voit que dans les manuels médicaux ; organes et humeurs, flux et symptômes, tout ce qui peut rendre au mécanisme corporel son aspect machinal suscite l’intérêt de l’architecte-écrivain, d’ailleurs friand de termes médicaux. Les personnages dont on explore les entrailles sont témoins de la vie qui les habite comme d’un évènement étranger : les battements de cœur de Ferrer dans JMV sont assimilés à "de[s] souffles de sonar, de brèves rafales de vent violent, aboiements de bouledogue bègue ou halètements de Martien." (p 128 JMV).

Le décalage entre la manifestation d’une existence indépendante des viscères et l’enveloppe corporelle fait naître une sorte de fascination primitive pour l’espace intérieur des êtres où l’exploration organique devient découverte de nouveaux territoires mythiques.

Mais à la différence de l’homme primitif, le personnage échenozien vit cette indépendance organique comme une preuve supplémentaire de son éparpillement identitaire ; ainsi dans L., Suzy Clair baptisant les organes de son corps ("son estomac s’appelait alors Simon, son foie Judas, ses poumons Pierre et Jean" (p 82)) suscite plus le sentiment d’une démultiplication vers l’étrange et l’étranger que celui d’une unité cultuelle. Le corps est, comme territoire aménagé, d’un intérêt presque écologique, fascinant pour l’étude des comportements, mais à l’image de nos espaces urbains ou ruraux en friche, il est surtout le siège manifeste d’un manque troublant d’identité.

De même l’enveloppe corporelle, de forme arbitraire, n’incarne pas spécialement le reflet d’une personnalité. Les personnages de Jean Echenoz ont du mal à se reconnaître, les miroirs sont un piège qui toujours provoque une réaction d’étonnement, de dégoût ou de délire hystérique. Les portraits, laconiques, se tracent en deux lignes, les descriptions physiques sont brèves, d’où cette impression étrange d’avoir toujours à faire aux mêmes personnes ou types de personnes...

La communication gestuelle intime est aussi la source d’une série d’interrogations identitaires passant par la joute verbale ou le rapport éprouvant d’un corps avec un autre. La difficulté de communication s’ajoute à la barrière physique et l’inaccessibilité des autres se transforme maladivement en une répulsion face au contact, que surmonte à peine par intermittence le désir d’un corps :
"l’homme, ayant effleuré par mégarde le bras de la jeune femme, ramena vivement le sien vers lui tout en reculant. De son bureau, Salvador vit le visage effaré de Personnettaz, terrorisé d’avoir touché un câble à haute tension, stupéfait d’y avoir survécu [...]. Tout cela n’avait pas duré trois secondes après quoi Personnettaz recula d’un pas, son visage soudain blanc de fatigue. [...] Maintenant soigneusement Donatienne hors de son champ visuel, regagnant la sortie en décrivant un arc discret à distance constante de sa personne, il sort sous son regard toujours souriant" (p 120-121, LGB).

Chaque personnage, muni de son lot d’étrangeté organique et recouvert de cette enveloppe corporelle qu’il ne reconnaît pas, vit la proximité des autres comme un combat ; d’où cette fatigue accablante qui rend inutiles les gestes, raréfie les mots et écourte les conversations

Face à cette inaptitude à l’identification et au contact, tous les moyens modernes de communication vont être mis en oeuvre pour pallier le manque. Les radios, tourne-disque, juke-box ou flippers, objets produisant du son, vont transmettre en bruit de fond ou même en remplacement de conversations souvent inexistantes, leur lot de messages codés ; une rencontre amoureuse dans Ch. (p 15) est ainsi sous titrée par les paroles d’une chanson bon marché… Parfois, l’influence des émissions radiophoniques se révèle telle que même la voix humaine se plie à leur mode de fonctionnement ; ainsi, la voix de Donatienne dans LGB qui, en voiture, s’interrompt et reprend à la sortie des tunnels (p 45).

Si les appareils à émission sonore prennent alors le dessus sur la vie des hommes, rythmant leurs évolutions quotidiennes, et les modelant à leur image, le téléphone, objet symbolique du rapprochement spatial par la voix est à la fois chéri comme un animal domestique mais aussi comme symbole du mystère et de l’aléatoire, le pire comme le meilleur pouvant survenir par l’intermédiaire de son mécanisme presque divin.

La vidéo, qui intègre en plus de la radio une dimension visuelle, est l’objet culte d’un voyeurisme exacerbé par la solitude des êtres. La caméra sert à surprendre l’intimité d’un couple ou la mort en direct dans LMG en abolissant les distances et le temps. L’inclusion télévisuelle permet l’accession en direct dans l’intimité d’un autre monde, comme celui des téléfilms qui émeuvent les personnages plus que leur existence propre. L’écran est ainsi souvent lié au cadre de la fenêtre, en tant qu’observatoire des formes de vie, voisines ou plus lointaines mais rendues également proches par l’écran de la télévision :
"Sur la façade du grand immeuble voisin, une fenêtre sur deux était obstruée par des antennes paraboliques : quand le soleil était présent, ces paraboles devaient l’empêcher d’entrer, accueillant à sa place les images destinées au téléviseur qui remplaçait ainsi la fenêtre." (p 219, JMV).

Les autres objets, ceux qui, n’émettant ni image ni son se trouvent être moins acteurs principaux qu’outils de description secondaire, permettent aussi un effet de changement d’échelle : l’auteur se fait courant d’air pour inspecter et détailler le contenu d’une poche, d’une boîte à gants, donnant à l’espace textuel une dimension tout à coup réduite comme par magie.

Le pouvoir des objets dans les romans de Jean Echenoz est ainsi de modifier les points de vue pour varier les échelles : inclure le monde par l’image en accédant à l’infiniment vaste, ou choisir l’infiniment petit comme nouveau système de valeur, relativisant dans les deux cas l’échelle humaine de façon presque pascalienne…

Dans ce « système des objets », l’automobile possède un rôle à part ; systématiquement identifiée par sa marque, c’est à dire nommée au même titre qu’un personnage d’importance, elle est à la fois refuge pour les hommes célibataires, fait de société aux yeux de Victoire l’auto-stoppeuse (UA), et mécanique sublime avec pourtant un travers particulier, celui d’être souvent en panne et ceci dans presque tous les livres.

Pour les nombreux hommes seuls qui jalonnent les pages d’Echenoz, la voiture vérifie ce postulat de Baudrillard (Le Système des objets) selon lequel, voiture et vitesse seraient l’antithèse aux "satisfactions statiques et immobilières de la famille". Objet de fascination, elle est l’habitacle mobile de la solitude et du désespoir et permet l’illusion de la domination spatiale par la vitesse. Une étrange et morbide symbiose est alors possible entre l’homme seul et sa voiture, la confusion anthropomorphique permettant pratiquement d’en constituer une catégorie sociologique à part :
"Le long des avenues pétrifiées, le moteur du coupé résonnait plaintivement sur les façades de pierre comme un homme gémit seul entre quatre murs nus." (p 81, L.).

Les personnages d’Echenoz se font donc les témoins du paysage d’une époque, paysage matériel de croyants modernes à l’image de ces "moines technologiques" dont parle Virilio (Esthétique de la disparition) qui atteignent l’"apatheia", l’"impassibilité" dans leur désert de multitude et de tentations, de vitesses extrêmes et d’infini spatial. Les nouveaux "objets votifs" (Bruno Blanckeman) de ces moines impassibles étant la radio, la télévision ou l’automobile, ils véhiculent une nouvelle forme de sacré, celle de la consommation comme réponse au vide et à l’absence.

Mais si les objets incarnent les nouveaux rituels d’un bonheur inaccessible, c’est aussi parce que la vie affective des êtres est désolante, ce que reflète l’habitat individuel, ce deuxième cercle de l’espace décrit.

Le doux foyer n’existe pas dans l’œuvre de Jean Echenoz. La famille est inexistante, ou clairsemée, le héros est seul, célibataire, divorcé, plaqué, le personnage secondaire est parfois associé à des partenaires plus ou moins compétents, plus ou moins proches. Les couples mariés ne sont pas des modèles d’équilibre et de bonheur (on pense bien sûr aux Jouve dans LGB et aux Jouvin dans L’EM). C’est une errance de célibataire qu’Echenoz assigne à ses personnages, une errance qui tente de se fixer sans y parvenir et reflète une inquiétude de soi et de l’autre dans la stérilité de relations à sens unique ; mais la complexité des architectures romanesques, les trépidations symptomatiques de l’intrigue ne seraient sans doute pas possibles si le bonheur ressemblait à cette image d’Epinal qui fait rêver Paul mais ne trompe pas le lecteur qui la sait sortie en direct d’une publicité facile :
"[il] rendait de tièdes visites à des foyers amis, doux foyers régulièrement repeints et aspirés, pastellisés d’abat-jour et de joues de petites filles, de légumes suaves et de rosbif tranquillisant, d’éclatante vaisselle, d’odeurs fraîches et d’odeurs de velours." (p 38, L’EM).




Les hommes et les femmes qui peuplent les ouvrages d’Echenoz, ne vivent pas leur célibat de manière identique.

Les femmes se divisent en deux groupes : les nomades et les sédentaires. Les sédentaires ont le point commun d’être des femmes d’âge mûr ou des mères. Fixées par la force des choses, leurs logements sont des "nids" au sens où Bachelard (Poétique de l’espace) l’entend : "on y revient, on rêve d’y revenir comme l’oiseau revient au nid, comme l’agneau revient au bercail".

Que ce soit chez Gina, Porte d’Auteuil, chez Maguy dans le XVIe arrondissement, ou chez Nicole à Chantilly, ces femmes sédentaires sont les figures du repos engourdissant qui ressource les hommes mais les endort aussi, elles sont le havre de paix un peu étouffant auquel il est bon parfois de revenir pour un petit moment.

Pourtant, les deux vraies héroïnes de Jean Echenoz sont Gloire et Victoire. Contrairement à ce que pourrait faire croire leurs noms, leurs existences ne sont pas à première vue des réussites. Nomades, leurs ports d’attache sont les hôtels. Quand elles se fixent, leurs maisons de locations sont soit perdues en Bretagne près des falaises soit en marge de St Jean de Luz. Femmes en fuite, elles choisissent, plutôt que d’influencer la décoration de ces habitats temporaires, de s’y conformer ; dans leur désir de perte totale d’identité, ces maisons leur offrent la possibilité d’inventer la personnalité qui leur convient :
"Face à la nappe, à la photo du maréchal de Lattre, au lieu de remplacer l’une et de retourner l’autre contre le mur, ce sont cette nappe et cette photo qu’elle a laissé retourner et changer, en elle, ce qu’elles voulaient. Plutôt que repeindre la cuisine, Gloire a prié la cuisine de choisir la couleur de son blush-crème et de son eye-liner, dicter le choix de ses vêtements, de ses paroles et de ses intonations, définir l’angle de sa voussure." (p 69, LGB).

Plus encore que Gloire, Victoire dans UA s’éloigne de toute vie cadrée en choisissant d’errer seule et sans abri. Son véritable habitat devient alors son vêtement, et il lui arrive de dormir dans "des chantiers de construction ou de démolition mais aussi sous une bâche, une toile peinte, un film plastique" (p 75, UA).

Pour les hommes, on peut de manière identique distinguer ceux dont l’habitat est réel, décrit et architecturé, et ceux pour qui l’état d’errance constitue un genre à part dans la façon de se loger.

Parmi les "logés", Ferrer dans JMV, Paul dans L’EM ou Max dans AP constituent le premier groupe. Hommes quittés, séparés ou seuls, ils errent dans des appartements trop grands pour eux dont l’ampleur décuple l’effet de vide.

Pour Personnettaz, et malgré ses petits moyens, le désœuvrement et la solitude sont comparables, à cette différence près que "rien ne mine comme l’oisiveté derrière la République, dans un deux-pièces opaque de la rue Yves-Toudic" (p 198, LGB).

En ce qui concerne Meyer et De Milo dans NT, La solitude semble les avoir poussés à cultiver certaines manies ou passions affichées dans leurs appartements comme des signes (la dynamique des fluides pour Meyer, les chemises pour De Milo).

On trouve aussi le cas du duc Pons, logé en Malaisie dans un simple cabanon de tôle légère, où parmi le capharnaüm de papiers, de canettes et de vieilles photos, une lunette astronomique fait oublier l’étroitesse du logement. La passion de Pons qui transcende la petitesse de son bungalow de fonction en une appréhension totale de l’espace par l’intermédiaire de la lunette nous amène à considérer le personnage de Charles Pontiac.
Clochard et acteur de l’équipée malaise, ne possède rien, mais il a la capacité de décliner en les

"habitant" parfois temporairement plusieurs de ces "enveloppes démultipliantes que sont la peau, le vêtement, le bâtiment ou la cité" (Philippe Hamon).

Son vêtement est son premier habitat, le plus sûr ; il est celui qui permet à Charles de vivre dans la ville inaperçu ; il l’entretient et le soigne comme une maison ; ses poches recèlent des trésors : couteau suisse ou cachets d’aspirine, tickets de métro et zippo…

Sa deuxième catégorie d’habitation est constituée de multiples abris couverts pour le protéger, lui et ses vêtements, tels que des caissons en dessous des ponts, le métro, mais aussi la maison de Gina ou même le musée Jacquemart-André. Charles n’est donc pas sans habitat, il habite au contraire de multiples façons les différents espaces que le hasard, ses connaissances ou la ville lui offrent.

Et c’est bien la ville qui constitue dans son ensemble, son plus vaste et plus précieux habitat, car Charles la maîtrise en ses moindres recoins :
"Il franchit la Seine sous les dorures du pont, suit le quai jusqu’au Louvre dont il passe les guichets - le jour se lève sur le petit arc de triomphe qui est là, joli petit objet clair qu’on voudrait toujours emporter avec soi. Il passe le quartier neuf vers le boulevard Sébastopol, la lisière du Marais vers la République dont l’allégorie se trouve enchâssée dans un jeu de poutrelles perpendiculaires, pareil à la figuration d’une molécule" (p 27 L’EM).

On le voit dans ce passage, Charles a la capacité de "gulliveriser" les monuments parisiens comme si, objets familiers que l’on regarde sur son buffet, tous lui appartenaient. Et en un certain sens, ils lui appartiennent, car évoluant nuit et jour dans la ville, en ses pleins, ses creux, ses espaces clos et ouverts, il définit à chaque endroit une fonction d’habitation, ne se différenciant en cela du simple habitant de logement fermé que par un changement d’échelle.

On observe alors une gradation spatiale : les logements les plus grands sont aussi les plus vides de sens et le lieu du repli sur soi ; comme si les murs, refermant les perspectives, au lieu de permettre le bonheur de l’intimité manifestaient la claustration et le désespoir. On découvre que ceux pour qui l’habitat est sans limite, comme Pons avec sa lunette et Charles le sans abri, sont les vrais habitants d’aujourd’hui ; la nomadisation de l’intimité semble être la seule solution : le véritable habitat devient la rue ou l’autoroute, et la voiture, une nouvelle enveloppe corporelle, moins étrangère et plus performante.

Dans ce contexte et beaucoup plus que les foyers désertés, le décor urbain est profondément lié aux préoccupations de l’intrigue. Observateur du monde contemporain, l’auteur choisit comme cadre le lieu même des expériences nouvelles liées à notre récente identité urbaine. "Lieu géométrique" des manifestations de notre société de consommation selon Baudrillard, la ville, en temps que manifestation d’une concentration culturelle et signifiante à l’extrême, par son imprégnation historique, par ses parcours qui sont toujours une lecture, devient le centre même de la quête de sens qui guide les différents moments de l’action.

Nous allons voir que le Paris d’Echenoz, où se déroule la majorité des récits, se divise en catégories de pouvoirs avec une hiérarchie dans la qualification des quartiers, et que c’est une ville dont la richesse spatiale, historique et évènementielle modifie l’échelle urbaine pour englober en ses murs une sorte d’universalité des types d’habitat, des types de vie et de groupes sociaux.

La première catégorie de dépaysement que Paris met en oeuvre est liée à son histoire ; Paris recèle en ses noms de rue, de stations de métro, de places, de monuments, toute l’histoire de France, et une bonne partie de la géographie urbaine mondiale. On assiste, en parcourant les lignes d’Echenoz, à un travail de mémoire par les noms évoqués c’est à dire par la mise en corrélation d’un sens historique ou géographique avec une définition spatiale locale. Marc Augé parle de l’"immersion quotidienne et machinale dans l’histoire qui caractérise le piéton de Paris, pour lequel Alésia, Bastille ou Solférino sont des repères spatiaux autant ou plus que des références historiques." Echenoz, laissant libre cours à l’imaginaire du lecteur ne cherche pas à rendre plus explicite le sens des noms à Paris, mais choisit d’accentuer leur valeur poétique.

Ainsi, la place de l’Europe est un lieu cher aux péripéties échenoziennes :
"[c’] est une étoile à six branches baptisées Liège et Londres, Vienne et Madrid, Constantinople et Leningrad." (p 26, Ch.).

Plus qu’une simple place, elle devient le symbole architectural de la convergence des lieux mythiques que ces appellations de rues contiennent ; sa géométrie et son positionnement (elle est aussi le dernier pont sous lequel les trains de Normandie passent avant d’atteindre la gare St Lazare) en font un point névralgique de l’espace parisien, où l’on peut lire à la fois l’inclusion de tout le continent européen et le dernier passage aérien avant l’entrée dans la capitale française. Cette double signification engendre une atmosphère particulière dans tout le quartier, celle d’une patrie étrangère :
"Ils avaient pris, via Saint-Lazare, vers le quartier Europe où la lumière, souvent, rappelle celle de l’Europe de l’Est, où dans les rues plus dégagées qu’ailleurs, par des perspectives plus obtuses, un fond d’air frais demeure toujours même par temps chaud, où les bruits sonnent comme s’ils venaient d’un peu plus loin. Quelques-unes de ces rues, les plus introverties, conservent toute l’année un petit air de vacances ou de pénurie" (p 105-106, LGB).

Les quartiers ne sont pas seuls à évoquer l’ailleurs : au sein d’une même rue défilent des particularités identitaires liées à leur appellation qui contribuent à faire voyager le promeneur à pied ou au rythme de la voiture :
"Abel regardait défiler les grands boulevards, long et large ruban de bitume [...] qui changeait de nom tous les quatre cents mètres. A ces changements de nom semblaient correspondre des changements de style, architecturaux, économiques, tonaux, climatiques peut-être." (p 236, LMG).

Les noms de rue évoquent donc des lieux étrangers, des ambiances d’ailleurs, des moments historiques, mais aussi l’image des populations ou des objets qui les empruntent et les habitent. Comme une marque de produit, le nom qualifie, plus ou moins arbitrairement, le contenu derrière "l’emballage".

A l’inverse, les monuments sont « chosifiés » : l’Opéra Garnier ressemble à "une grosse amandine" (p 26, LMG), et l’arc de triomphe du Louvre est un "joli petit objet clair qu’on voudrait toujours emporter avec soi" (p 27, L’EM).

La ville se laisse approprier et rêver, offrant toutes sortes de voyages ; l’imaginaire transgresse les frontières de l’espace-temps pour visionner une tempête de sable impasse du Maroc ou une lumière slave rue de Leningrad et s’inventer un fantasmatique gâteau géant au beau milieu d’un carrefour.

L’exotisme fantasmatique des lieux et des noms est aussi parfois dépassé par la réalité ; les arrondissements du nord et de l’est parisien (10, 11, 12, 18, 19 et 20), sont en effet le lieu de la diversité dans l’éclectisme des populations et des activités qui l’occupent, offrant en chaque boutique et en chaque regard, un petit morceau d’espace étranger. Le lecteur visite toutes sortes de commerces plus ou moins légaux, environnés de personnes d’origines diverses aux activités plus ou moins légales elles aussi, et pourrait s’exclamer, à l’image de ce riche collectionneur : "Ah cette architecture, cette population exotique, incroyable, je ferais bien ça tous les dimanche avec vous" (p 41, JMV).

Le 11è arrondissement vers Belleville regorge de marabouts en tous genres (L’EM). Dans le même arrondissement, on trouve encore, mais cette fois-ci vers la place de la République, "des voyantes dans des roulottes" (p 12, Ch.).

L’immeuble de Georges Chave rue Oberkampf près du cirque d’Hiver, propose une grande diversité d’occupation :
"Chaque instant était un contrepoint de paroles et musiques égyptiennes, coréennes ou portugaises, serbes et sénégalaises qui se nouaient entre elles, se brisaient les unes contre les autres comme des grains dans un moulin, et par-dessus tout cela s’élevaient certains soirs les barrissements recueillis des éléphants du cirque proche, les cris d’amour des lynx, et aux fumets polychromes des cuisines de l’immeuble dont les fenêtres ouvertes laissaient aussi jaillir les conversations vives à la lueur des ampoules nues se superposait l’arôme épicé de la ménagerie, comme une olive dans le martini" (p 14, Ch.).

Enfin, Paris, ville de légende et objet de contes merveilleux est aussi la ville des passages secrets et du mystère que véhicule principalement le monde souterrain. Charles, dans L’EM, dévoile un Paris méconnu, celui des hommes de l’ombre, errants entre métro et canaux. C’est un monde à part entière, où hommes et femmes s’organisent pour former un véritable groupe social, une corporation professionnelle. Le canal St Martin sous le boulevard Richard Lenoir est ainsi un tunnel interdit au public, où vivent les "cannibales", trois hommes dont un unijambiste et une femme, qui se repaissent, selon leurs dires, de la chair des marins perdus sur le canal....la légende veut ainsi que pour rejoindre ce petit groupe, il faille d’abord déjouer l’attention de l’éclusier, cerbère vigilant, puis éviter de "basculer dans le Styx venimeux" (p 226, L’EM) qu’est l’eau noire du tunnel. La progression est ensuite guidée par la lueur du feu de camp et l’odeur du fricot douteux.

Tout aussi fabuleux que le canal, le monde du métro connaît des règles particulières ; Charles, qui en sait par cœur les moindres recoins, y a établi un réseau parallèle de connaissances qui va lui permettre de retrouver la trace de Justine enlevée par le groupe Belge :
"Nuit et nuit ils fouillèrent les entrailles du réseau jusqu’aux plus interdites au public, jusqu’aux stations fantômes, Arsenal et Croix-Rouge rayées de la carte du monde, hantées par une frange d’errants cavernicoles qu’on interviewa comme les autres, systématiquement [...] En deux heures, Charles traversa la ville trois fois, put remonter jusqu’au nommé Briffaut, sur l’autoroute du retour il savait tout" (p 240-241 L’EM).

Le sens mythique du labyrinthe qui confère tout pouvoir à celui qui le maîtrise est ici respecté.

Les mondes parallèles comme celui du métro et des canaux proposent au lecteur un autre visage de Paris, et la transforment en cité mythologique. Pourtant, la grande ville chez Jean Echenoz, si elle contient plus d’un monde en ses murs, n’en reste pas moins la cité où toute une population travaille, vit et se côtoie dans une hiérarchie des lieux bien particulière ; c’est ce partage affectif de Paris que nous allons à présent tenter de reconstituer.

S’il est une typologie récurrente dans les ouvrages de Jean Echenoz, c’est celle des portraits des hommes de pouvoir : ils semblent n’avoir qu’une fonction, celle d’être assis derrière leur bureau, dans une pièce qui est aussi leur bureau, à toute heure du jour et de la nuit, pièce, objet et homme ne formant plus qu’un, liés et par là signifiants. On les localise en général dans les quartiers que l’on nommera "puissants" : le 8è et le 9è principalement, une partie du 7è vers les Invalides.

L’emplacement privilégié pour les activités obscures de ces hommes qui détiennent les clés des situations inextricables dans lesquelles s’embourbent les personnages, est le boulevard Haussmann, au patronyme charismatique :
"ce boulevard porte le nom de l’homme qui l’a fait percer, ce qui le fait se signifier lui-même et se représenter d’une façon bien différente des autres artères, dont les appellations, malgré leur pouvoir évocateur magique, hypertrophié mais toujours flou, ne sont rien au regard de la marque objective et froide, incontestable, que représente la signature du baron Haussmann, en bas et à droite de son boulevard" (p 237, LMG).

En parallèle, le monde de l’argent est bien sûr lié au quartier Bourse où, dans les brasseries à l’heure du déjeuner "un essaim de pourcentages [obscurcit] l’espace" (p 196, L’EM), et particulièrement la rue du 4-Septembre, "que l’argent fait battre" (p 157, JMV).

Parmi les quartiers plus modestes, le Nord et l’Est parisien, comme on l’a vu plus haut, sont les quartiers du dépaysement par le mélange des populations qui y vivent et y travaillent, mais il semble qu’Echenoz ait une préférence pour le 17è et le nord du 8è vers St Lazare, dont l’aspect, moins ouvertement argenté que dans le 16è mais aussi moins pauvre que dans le Nord-Est, forme un climat moyen très représentatif des individus échenoziens. La rue de Rome, en particulier, par son emplacement et son activité revient de manière récurrente. Que ce soit, piéton désœuvré, par les "coups d’œil aux violons" (p 106, UA), et les quarts d’heure qu’on tue "devant les magasins de musique" (p 26, Ch.), ou automobiliste pressé, en remontant "au-delà des Batignolles, la fraction de rue de Rome qui longe et surplombe les voies de chemin de fer affluant à la gare St Lazare" (p 84, LGB), on passe et repasse plusieurs fois dans cette rue mystérieuse, empruntant les ponts, considérant les voies encaissées, et passant par la déjà citée place de l’Europe. La rue de Rome recèle plusieurs trésors porteurs de sens pour Echenoz : c’est une rue théâtrale, dans laquelle s’ouvre la béance profonde des rails de St Lazare, croisée par des rues perpendiculaires qui deviennent des ponts, et dont, si l’on considère le double sens automobile et l’encombrement des voies, on apprécie mal l’incroyable largeur ; les habitants de la rue de Rome ne s’observent donc pas d’une rive à l’autre, séparés par une telle distance, ils vivent dans la même rue mais ne se côtoient pas, ne se croisent pas, la rue de Rome étant positionnée "sur la ligne qui sépare le mauvais dix-septième du bon" (p 27, L.). En plus de ces particularités spatiales, les magasins d’instruments de musique et les reliquats proches d’industries spécialisées parsèment sur ses trottoirs des flâneurs d’un genre particulier, musiciens et antiquaires, ouvriers et voyageurs, une population d’un autre âge.

L’espace parisien échenozien se laisse globalement organiser en réseau dont les nœuds sont les gares, les ponts, lieux de départ ou de passage obligé, les musées d’importance moyenne dissimulés dans le tissu urbain et les squares et jardins, lieux de rencontres et de rendez-vous. Les portes, dernier repère avant la banlieue, sont aussi des points de départ importants, principalement celles de l’Est et du Sud.

On se souvient que les romains, bâtisseurs de villes, positionnaient en premier lieu le cardo maximus, axe principal N-S, et le decumanus maximus, axe principal E-O ; leur intersection marquait le centre de la cité. Il semble que le cardo et le decumanus d’Echenoz, ce bâtisseur de fictions, s’incarnent respectivement dans la rue de Rome, rue de l’étrange et de l’incongru, de la non-identité spatiale, et dans le boulevard Haussmann, artère de la puissance, au visage austère et marquée par le style exhaustif du baron. De leur croisement naît l’action principale, assimilable à l’exotisme incongru que forment la proximité de la gare St Lazare et de la place de l’Europe. Cette nouvelle carte superposée au Paris réel, quadrille une « carte du tendre » où la rive gauche n’est quasiment jamais citée et où la banlieue s’érige de façon contrastée comme la patrie de l’insignifiance.

Les images transmises par le bâti et son organisation une fois franchi le périphérique, sont bien différentes de celles de Paris intra-muros ; le périphérique est une barrière : il sépare et isole deux mondes étrangers. Son franchissement est impossible à pied ou alors par les ponts, comme celui qui relie Ivry à la capitale ; le spectacle du boulevard est alors celui d’un troupeau automobile indiscipliné et sauvage, monstres bruyants encerclant la ville et en défendant l’entrée :
"Un pont enjambait ensuite le boulevard périphérique, où renâclait sur huit files un bétail contraint ruant dans son oxyde d’où s’échappaient, à peine perceptibles, par les déflecteurs poussés, des filaments d’autoradios" (p 18, Ch.).

A l’opposé de Paris aux multiples visages évocateurs de sens ou d’images poétiques, hiérarchisé et homogène, la banlieue est le lieu de l’indistinct, du temporaire et de l’abandon. Les personnages qui l’observent, souvent au volant de leur voiture, peinent à s’y retrouver, les égarements sont nombreux, le manque de caractère laisse l’œil et l’esprit indifférents malgré les activités, les bâtiments et les matériaux hétéroclites :
"Sous l’apparente diversité de la banlieue, toutes les choses y semblaient affectées du même poids, du même goût, nulle forme sur nul fond ne faisait sens, tout était flou" (p 188, L.).

Hangars, dépôts, usines désaffectées, pavillons borgnes et immeubles aveugles, la banlieue n’offre pas le visage de la vie trépidante parisienne ; "le paysage est gris et terne" (p 101, Ch.), sans attrait, toujours identique, quel que soit l’endroit où l’on se trouve.

Pourtant, ceci n’est rien comparé à ces villes nouvelles dont le comble de l’ironie, est d’avoir été créées en pensant faire le bonheur de ses occupants tout en respectant des règles extrémistes parfois inhumaines : Echenoz se fait le dénonciateur d’un constat affligeant mais aujourd’hui inévitable, celui de certains désastres urbains dont la banlieue, en tant que champ d’expérimentation à la fois proche et sans frontière a fait les frais dans la deuxième moitié du XXe siècle :
"Le plus proche centre commercial est une esplanade cernée de tours fuligineuses entre lesquelles balance une odeur vive et fade de pourriture plastique, parente de celle qu’émet plus d’un supermarché. Loin d’enjoliver le tableau, les rares taches de couleur, les vagues saillies ornementales qui ont apaisé, peut-être, la conscience de l’architecte soulignent au contraire le poids des lieux, comme une musique parfois décuple un silence lourd au lieu de l’effacer. »

Dans un climat difficile d’expériences urbaines ratées et d’abandon de sens, les activités qui se déploient sont à l’image de ce no man’s land, des activités louches, ou des savoir-faire en perdition, des repères de bandits, ou des pavillons "désespérés" ultimes refuges de vieillards irritables ; c’est la routine ou le banditisme qui hantent les rues de banlieue.

Georges dans sa fuite matinale à travers les jardins d’Ivry, défile "devant des cellules familiales torpides installées à l’ombre de grandes cafetières derrière les fenêtres des pavillons" (p 185, Ch.), et l’on comprend mieux le départ de Ferrer au début de JMV, après cinq ans de routine dans un pavillon d’Issy : son "je m’en vais" est le dernier sursaut pour échapper à cette petite mort qu’est la vie en banlieue.

Parallèlement, les usines désaffectées, les vieux hangars et les immeubles murés servent de décor dramatique à des arrangements en eaux troubles. Dans Cherokee, Fred achève un mourant dans sa maison de retraite à Montrouge aux "ruelles désolées" (p 73, Ch.), et c’est au Kremlin Bicêtre, sous couvert d’une boutique d’électroménager soldé (p 113), que Tomaso dans L’EM, exerce les fonctions de vendeur d’armes en tout genre. Les allées du cimetière de Thiais et les pavillons de Rungis sont aussi les lieux de rendez-vous du puissant colonel Seck avec Chopin dans L.

A l’image de Rungis, la banlieue n’est parfois pas dénuée d’exotisme : ville dans la ville, son organisation la rend étrangère à tout ce qui l’entoure ; mais c’est un exotisme morbide que recèle la banlieue, son dépaysement celui des activités nocturnes.

Même si certains détours par les banlieues plus cossues de Fontainebleau (Ch.) et Chantilly (L’EM) font entrevoir un autre aspect possible des environs de Paris, Echenoz semble avoir choisi comme décor les lieux les plus sordides, les recoins les plus ternes de toute la première couronne parisienne : la carte qu’il en trace est d’ailleurs assez circonscrite, la plupart des scènes se situant banlieue Est ou Sud-Est. Mettant en opposition la régularité et la richesse urbaine de Paris au chaos de sa banlieue, l’impression laissée est bien celle d’une perte de signification des espaces au fur et à mesure que l’on s’éloigne du cardo et du decumanus échenozien que sont la rue de Rome et le boulevard Haussmann. L’éloignement par cercles concentriques définit ainsi une décroissance des richesses sémantiques de l’espace urbain qui se prolonge, comme nous allons le voir, en province et jusqu’à l’étranger.

Sortant de Paris et de sa banlieue, l’emprunt inévitable de moyens de transports ouvre la voie à un nouveau système descriptif : le paysage vu d’un hublot ou d’une fenêtre de train prend une tournure particulière qui va contribuer à qualifier de nouveaux territoires d’anonymat, que complèteront les sensations vécues dans "les aéroports, les gares et les stations aérospatiales, les grandes chaînes hôtelières", et que Marc Augé regroupe dans la catégorie des non-lieux.

Que ce soit en train ou en voiture, le défilement du paysage au sortir de la zone urbaine se caractérise non pas comme la banlieue par un côté sinistre et gris, contrée des rôdeurs ou des neurasthéniques, ce qui d’un point de vue sociologique reste malgré tout intéressant, mais par une totale absence d’intérêt décourageant parfois la description, l’auteur s’en excusant presque. Par la fenêtre du TGV qu’emprunte Victoire pour rejoindre Bordeaux, se dévoile ainsi un archétype de l’anonymat paysager :
"[c’était] une zone rurale vaguement industrielle et peu différenciée […] Isolés dans les friches parmi les animaux absents, se profilaient quelques locaux techniques dépendant d’on ne sait quoi, quelques usines d’on se demande quoi. " (p 10-11, UA).

La description se recentre sur la vacuité et la totale absence d’élément d’accroche. La vitesse du train nivelle les points de vue, abolit la profondeur de champ, et l’œil se surprend à errer autant sur les éléments du ballast que sur le lointain, paysage morose d’une campagne sans personnalité, plate comme un mauvais tableau, "panorama sans domicile fixe qui ne déclinait rien de plus que son identité" (p 12, UA).

De la même manière, plus intéressants que le paysage, l’autoroute et ses aménagements sont l’objet de descriptions fournies, faisant intervenir certains de ces "non-lieux" dont parle Augé ; constructions anonymes, mais constructions quand même, joignant à leur architecture monumentale et sans identité, une incongruité situationnelle digne d’intérêt pour l’écrivain post-moderne. On trouve alors dans cette typologie le restauroute, bâtiment garni à l’aplomb des voies de photographies ou d’échantillons de merveilles et de spécialités locales, englobant en son espace neutre, la mise en abyme de tout un territoire réduit à l’état de vitrine.

Oubliant le paysage, la description préfère se poser sur un bâtiment de restauroute ou un hôtel "sourd-muet" et sa clientèle : phénomènes de société récents, et donc attachés à cette contemporanéité que recherche l’écrivain, ces non-lieux sont porteurs d’une nouvelle signification, qui en est une en tout cas dans les ouvrages d’Echenoz, celle de l’anonymat dû à l’absence contextuelle. Comme les personnages, les bâtiments liés à la "surmodernité" portent en eux une atmosphère de brouillage identitaire et n’ont jamais aucun rapport avec l’endroit où ils s’établissent ; leur description comporte beaucoup de questions encore en suspens, qui se rapportent toutes aux notions de transitoire, de vitesse et d’anonymat.

Cependant, en s’éloignant des aires d’autoroute et des lignes de chemin de fer, l’auteur finit par concéder les bribes de sa vision de la province, n’ayant plus rien d’autre sur quoi poser son regard. Le paysage se lit alors plus sereinement comme une page d’écriture sage, ou comme un tableau immobile ; le médium imagé de l’artefact écrit ou dessiné permet de renouer avec la signification perdue des atmosphères de province. Ainsi, la Beauce, dans son horizontalité, se parcourt comme une phrase avec sa ponctuation :
"Le paysage entièrement plat donnera tout de suite sur l’horizon, on distinguera de très loin les rares constructions qui feront signe sur son fil, sur sa ligne, ainsi pourra-t-on lire un texte calme scandé de fermes ponctuelles, d’étangs soulignés, de bourgs en suspension, de châteaux d’eau exclamatifs" (p 198, L’EM).

Seul personnage à échouer dans la nature et à y vivre, Victoire, dans UA, ne peut malgré tout s’empêcher de croire qu’il ne s’agit là que de vacances, qu’il va falloir songer à rentrer...et en effet, les parenthèses pacifiques de contemplation de la nature sont brèves : la province possède en général, un visage moins avenant. Cimetières militaires, camps d’entraînement, cheminées de surgénérateur, zones industrielles, la France garde la plupart du temps, et surtout dès que l’on approche des couronnes péri-urbaines, un visage morose. Les villes de province sont des villes de passage, simples escales d’une nuit ou étapes culinaires au sortir de l’autoroute. La seule à bénéficier d’un certain attrait reste la ville de Marseille, proche de Paris par la taille et la diversité, qu’Echenoz affuble d’un attrait supplémentaire dans NT, celui d’être victime d’un tremblement de terre. La description se réjouit alors de pouvoir jouer avec le mouvement fantasmatique donné à la ville.

La province oscille donc entre deux pôles : celui de la sérénité de la nature dans la poésie de ses cadrages, et celui du prosaïsme désolant de ses zones « semi-rurales » ou « péri-urbaines », ces noms composés révélant bien l’inexactitude et le vide mis en jeu dans l’espace interstitiel qui sépare les termes.

Il nous reste à savoir si l’étranger bénéficie d’une plus grande attractivité.

Avant même d’atteindre une quelconque destination, les aéroports et les avions sont le premier sol étranger que l’on foule. Encore qu’on ne puisse dire à quelle patrie appartiennent ces sols ; internationaux, ils sont un monde à part entière, à la fois étranger et familier, un nouveau genre de zone intermédiaire, dont Echenoz donne une définition au début de JMV :
"Un aéroport n’existe pas en soi. Ce n’est qu’un lieu de passage, un sas, une fragile façade au milieu d’une plaine, un belvédère ceint de pistes où bondissent des lapins à l’haleine chargée de kérosène, une plaque tournante infestée de courants d’air qui charrient une grande variété de corpuscules aux innombrables origines - grains de sable de tous les déserts, paillettes d’or et de mica de tous les fleuves, poussières volcaniques ou radioactives, pollens et virus, cendre de cigare et poudre de riz" (p 10-11).

Le voyage en avion, habitacle où le temps et l’espace s’abolissent mutuellement, tirant des lignes au travers des fuseaux horaires et survolant des contrées difficilement identifiables à cette altitude, est aussi lassant et routinier que la voiture sur l’autoroute et le train à grande vitesse :
"c’est toujours pareil, on patiente, d’une oreille évasive on écoute les annonces enregistrées, d’un oeil absent on suit les démonstrations de sécurité" (p 12, JMV).

Une fois arrivé sur place, l’étranger présente quand même quelques particularités pittoresques. La lumière, la température et les odeurs sont ce que l’auteur relève en premier : une géographie sensible est alors élaborée, cartographie irrégulière de sensations nouvelles. Ainsi, si de l’Australie, Gloire conservera d’abord un souvenir de soleil brûlant, le tueur aveugle de LMG, lui, se construit une image australienne à la mesure de son nez.

A l’image de ces visions de l’étranger détournées par le système olfactif, Echenoz aime à faire découvrir au lecteur des contrées inattendues, étranges, à la limite des cartes voire non répertoriées ou du pont d’un bateau. Le dépaysement est alors dû davantage à ces incongruités cartographiques et situationnelles qu’au paysage lui-même.

Ainsi, le principal attrait du voyage de Ferrer dans JMV, est de se dérouler au pôle, "région du monde [la] plus difficile à regarder sur une carte" (p 73, JMV), car malgré la chasse au trésor, c’est l’ennui et le prosaïsme de la vie du bateau qui rythment l’excursion.

Le lecteur sera plus dépaysé dans LMG, premier livre publié de Jean Echenoz, où l’île fantastique en suspens entre hier et aujourd’hui et le bateau fantasmagorique aux voiles blanches proposeront une échappée sur les limites entre réel et irréel, dont on ne retrouve

l’équivalent que dans le dernier ouvrage de notre auteur, AP, à travers le voyage de Max dans « l’au-delà ».
Quant aux pays plus connus où par hasard, l’on reste et l’on passe du temps, la routine, cette actrice principale chez Echenoz, ainsi que les préoccupations personnelles que l’on pensait laisser derrière soi, ne tardent pas à faire leur réapparition : ainsi Gloire en Inde, après quelques jours de visite, restera cloîtrée dans les chambres de luxueux hôtels pour étrangers et pour Pons, établi en Malaisie depuis trente ans, "c’était tous les jours la même chose" (p 69, L’EM).
La carte du monde dressée par Echenoz recoupe finalement celle de la France provinciale : les contrées visitées offrant d’anecdotiques photographies d’un ailleurs toujours banalisé par le prosaïsme de ses visiteurs. Nous allons voir que même dans l’espace sidéral, où se déroule une partie de l’action de NT, l’universel parvient difficilement à imposer son étonnant décor.

L’espace sidéral est le dernier cercle de l’espace décrit, qui à la fois regroupe et élargit tous les autres niveaux de considération spatiale. La navette, dernier niveau des transports déclinés par Echenoz, bien que d’une autre échelle, ne se différencie pas beaucoup des autres moyens de locomotion ; les graffiti sur la porte des toilettes et la photographie oubliée de la fiancée d’un pilote précédent démystifient le voyage intersidéral. Avec les satellites, pourtant bien présents dans la soute, le "scooter spatial" est "cadenassé à un pilastre comme la première vespa venue, sur un trottoir, à un panneau indicateur" (p 172). Désacralisant le mythe de la conquête spatiale, Echenoz choisit de décrire le voyage comme un vulgaire déplacement professionnel. L’astronef au décollage, ne va "pas plus vite qu’une petite mobylette en montée" (p 185), et les pilotes jouent au jeu de l’excursion spatiale, "[égrenant] des séries de chiffres et de lettres" (p 187). Malgré l’excitation momentanée de l’apprentissage de l’apesanteur, c’est un voyage calme, "guère plus compliqué ni risqué qu’un voyage à, mettons, Thonon" (p 203).

Cependant, l’intérêt de l’observation par la fenêtre, c’est que le monde dans sa globalité s’offre au regard :
"[il] voyait un gigantesque orage au-dessus de l’Amérique centrale, compacité de nimbus illuminée d’éclairs par en dessous. Puis l’Atlantique tournait une page et parut l’Occident, le proche et puis l’extrême Orient, feux de forêts et moussons, ça et là giclaient des éclaboussures jaunes et rouges de conflits armés. D’un champ de pétrole en feu puis d’un volcan nerveux s’élevaient deux fils de fumée, deux longues tiges balancées jusqu’à la stratosphère où deux fleurs noires s’épanouissaient. L’œil sans fard d’un cyclone, enfin, démolissant les Philippines" (p 200-201).

La fenêtre devenue cette fois-ci explicitement téléviseur permet ainsi le spectacle des actualités en direct : conflit armé ou cyclone, l’activité mondiale se laisse déchiffrer sans mystère. Pourtant, malgré ces instantanés, la terre reflète toujours la même préoccupation, celle de la solitude et du vide : "la planète avait l’air à l’abandon" (p 194). Parachevant la mise en abyme des thèmes échenoziens, le regard sur la terre transcende plus encore que l’étranger, la province ou la banlieue, l’idée de vide et de solitude, incluant dans son immensité la répercussion en écho de nos interrogations contemporaines.

Ainsi, quelle que soit la contrée parcourue, morne province française, pays étranger ou espace sidéral, le dépaysement n’est jamais aussi riche qu’à Paris : partout, la planète offre le même visage désolé qui pilonne dans le vide existentiel des personnages une lancinante complainte, celle de l’impossible équilibre entre l’homme dépossédé de tout rôle et de toute croyance et l’espace qui le voit évoluer, toujours plus impersonnel et rendu insignifiant par la rapidité des déplacements et l’étroitesse de ses frontières.

Paris devient alors, par sa richesse métaphorique, sémantique, toute en concentré poétique, le juste milieu entre l’étranger individuel (le corps et ses organes) et l’étranger universel (le reste du monde). Mais comme tout objet du désir, les promesses que la grande ville contient en ses murs sont rarement tenues, et dans AP, le dernier livre d’Echenoz, Paris devient significativement l’enfer urbain où tout semble possible mais ne l’est en réalité pas plus qu’ailleurs... un gigantesque, élégant et raffiné miroir aux alouettes en quelque sorte...

13 mars 2001
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