Stig Dagerman, Le Serpent
Le Serpent (Norstedt & Söner, Stockholm 1945, Denoël 1966, Gallimard 2001 de Stig Dagerman (25 oct. 1923 - 4 nov. 1954) est porté par la nécessité qui fait vivre et briller la couleur des grands livres, cet arrêt de mort, ce mal dont Baudelaire dit qu’il fascine chaque humain, non pas en raison de ce qu’il lui procure, le plaisir brûlé de se sentir plus vivant sous le poignard, ni même en raison de ce qu’il lui vole irrémédiablement, l’espérance et la légèreté, mais parce que les hommes sont esclaves de la loi qui régit toutes les violences, et l’anéantissement.
Stig Dagerman écrit, parlant de son travail :
Le fait de sombrer n’est qu’une étape, une station en cours de route. Le phénomène le plus remarquable est l’envie croissante de rechercher la défaite la plus totale, l’infirmité la plus complète, l’avilissement le plus profond. Après avoir retourné cette question dans tous les sens, je suis arrivé à la conclusion suivante, faite d’interrogations : n’aurions-nous pas trop souvent éprouvé la misère de la victoire, du succès et de la gloire pour avoir la force d’imaginer atteindre par là notre salut ? Qu’est-ce que le salut ? Je crois que le salut est le processus par lequel nous arrivons soudain à supporter l’idée que cette vie est vide, froide et indifférente, un néant. Si, comme certainement nous le devons, nous partons du point de vue que la faculté de supporter cette connaissance, précieuse entre toutes, est indispensable à l’homme, il se pose la question suivante : à quel moment sommes-nous le plus accessibles au salut ? Oserons-nous répondre : la victoire ne nous procure aucun soutien, la gloire nous est un désert où notre âme se meurt ?...
Ce livre affronte la béance dont il vit, la négation de tout, et cet affrontement lui crève les yeux, mais sans lui prendre la vue, parce que le récit voit encore, et fait voir, les ténèbres, comme le vieil Oedipe sur la route voyait et montrait la fatalité... Ayant perdu toute faculté d’émerveillement, les personnages de Dagerman (soldatesque hallucinée qu’un serpent vient hanter) perdent jusqu’à leur fascination pour l’avilissement qui les domine. Ce sont des zombies qui s’accrochent pourtant, et comme malgré eux, à leur part d’humanité, dont l’esprit s’effondre mais ne s’éteint pas, l’esprit prisonnier de son contraire, au fond de son dernier fourreau de peau, une lanterne cousue dans la nuit noire, un grain de lumière dans la peur.