« Comment j’ai quitté art press pour faire mon service militaire », conférence parlée de Jean-Yves Jouannais, “artiste sans oeuvres”, écrivain, critique d’art, rédacteur en chef de la revue art press (1991-1999), commissaire d’expositions... dans le cadre des "40 ans d’art press à Bordeaux" à l’invitation de Marie-Laure Picot et de Permanence de la littétrature
le vendredi 5 octobre
C’est en particulier avec le dernier ouvrage paru de Jean-Yves Jouannais, L’usage des ruines (éd. Verticales, 2012) que cette troisième micro fiction critique « Topiarius & Topiaria » se trouve en activités poétiques de connivence.
Sabía que en remotas playas de oro
Era suyo un recóndito tesoro
Y est aliviaba su contraria suerte ;
Il savait qu’en de lointains rivages d’or
Était sien un trésor caché. Cette idée
Le consolait de son malheureux sort.
Blind Pew, L’auteur et autres textes. Jorge Luis Borges
L’Imaginaire/Gallimard, p.151
Topiaria commence à noter quelques phrases au dos de la feuille où le mail de Topiarius a été imprimé pour être archivé dans le livre qu’elle est en train de lire [1] au travers d’une histoire [2] dont le titre en langue gabaye est « J’pensons ben qu’o l’étiant tieu drôle qu’y s’étiant alair avoér pensè tieu drôlesse ». Le “drôle” et la “drôlesse” sont tous les deux en désaccord avec la vérité patibulaire du monde et ils glissent sans cesse à travers.
Nous sommes le jour où tout peut bien être autre et Topiaria fait glisser Topiarius sur son propre champ de bataille. Elle part la fleur au fusil. Il part avec l’intelligence des fleurs. Les facultés intellectuelles des plantes cultivées par le jardinier n’étonnent plus l’artiste qui pratique le langage des fleurs depuis l’enfance. Chaque année elle offre à sa mère un bouquet de violettes. Une fois, elle fait une décalcomanie de la fleur discrète sur une bombe en bois [3] et elle la balance dans la “thieusine” maternelle en lui récitant une comptine [4]. Le projectile produit un véritable chambard.
Topiarius ne tourne pas autour du pot de fleurs. Il choisit de mettre en usage le poème de sa compagne de jeu et son expérience de ne rien voir sans l’anticipation d’un acte de prédiction destructrice. Il ne semble plus totalement absurde au jardinier d’appliquer des techniques d’horoscope pour faire ses plants au meilleur moment. Casi como petrificado devant le spectacle d’une ruine, l’apprenti “destructiologue” ne reconnaît plus le jardin familial et la serre sous laquelle sont nés ses plus beaux daturas. Au travers d’un acouphène aveuglant la vitre est devenue une chambre d’écho. Le guerrier appliqué prend la bombe en bois à bras le corps et la jette sur les poutres maîtresses.
Topiaria ne voit pas le village de la Meuse qui domine la plaine de ses deux cent quatre vingt dix mètres où son grand-père est mort [5] sous plusieurs tonnes d’explosifs. La butte à travers laquelle les tranchées traçaient des venelles n’est plus qu’un trou dans un paysage d’une profondeur de trente mètres et de soixante dix mètres de diamètres. Le lieu n’existe plus, pas même à l’état de ruines, pas de décombres, il n’y a plus qu’une rumeur. « Étrange forme de vision » dit une voix. « Extraña forma de lectura » [6] dit une autre voix.
Topiarius fait entrer Topiaria sous abri. L’artiste n’a pourtant pas envie de s’abriter dans des murs qui de toute façon vont s’effondrer. De plus cette demeure est un centre d’opérations langagières dont le système d’exploitation n’est pas compatible avec le moyen de locomotion de l’une et les outils de l’autre. Topiaria se meut sur un fauteuil sans assises avec roulettes et bascule et Topiarius bêche son jardin avec une binette ayant appartenu à son grand-père. Pourtant, elle trouve toujours le moyen d’avancer un peu et, lui, de creuser légèrement quelque trou dans l’épaisseur des décombres et d’y faire fleurir une violette.
Topiaria trébuche sur une fausse-poutre renversée sur un faux-plancher. Meurtrie par le leurre, l’artiste bégaye en gabaye des mots qu’on ne lui a pas appris en parler soutenu « Bou bou bou bou diou tieu pautrinage ! » [7] Pourtant depuis que sa mère est morte elle trébuche et bégaye beaucoup moins. La mort est sans ambiguïté. Maintenant les deux femmes se parlent. Elles traversent côte à côte les champs de ruines, ressentent les rafales de rocket au même instant, sont noyées sous des ondées d’obus par la même vague et sont recouvertes des mêmes milliers de lamelles d’aluminium larguées du ciel. On dirait deux santons de la crèche, le ramoneur et la niçoise, éclaboussés de givre artificiel.
Topiarius & Topiaria, eux, ne se parlent plus mais voient le même paysage. Pas à Verdun, à Stalingrad, à Barcelone, à Bordeaux, à Carthage ou Alep mais au travers les deux livres qui leur apprennent à faire des tours et des détours le long des rangées de vigne, en bordure des sillons, de borne en borne, de rue en rue, de maison en maison, de chambre en chambre, de page en page... Ils font les mouvements d’yeux d’une seule personne. À l’intérieur du seul espace habitable un temple d’écriture se dresse telle une apparition mariale.
L’artiste et le jardinier se sentent double au travers d’une lecture à livre ouvert. Les hostilités ont cessé. Les assauts de missiles et les embruns radioactifs n’affectent pas la levée des corps. Topiarius & Topiaria traversent les ruines en plein jour sans entendre tomber le seul pan de mur encore debout avant leur passage. Les cheveux couverts d’une impalpable poudre argentée au travers de laquelle ils voient bien en regardant l’autre qu’il n’y a plus aucun visage à regarder, ils tracent les limites d’un périmètre plus ou moins ordonné [8].
Plus rien ne tombe. Les tas de gravas, de débris, de lambeaux, de plâtres, de gadoue, d’effondrilles, de ferrailles, de tessons, de déchets, de décombres, de cendres, de détritus, d’ordures, de carcasses, de cadavres −tout ce qui reste après la guerre quand il ne reste rien qu’un jardin et un atelier− tiennent ensemble dans une histoire d’amour qui fait sienne l’usage des ruines. Un dispositif qui débarrasse le drôle et la drôlesse de l’avenir et du passé en les faisant mûrir vers l’enfance. « Tu n’es pas prudente, tu n’avais pas fermé la porte » dit Topiarius. « La paix ne va pas tarder à venir » dit Topiaria. [9]
[1] Jean-Yves Jouannais, L’Usage des ruines, Verticales, juin 2012
[2] Enrique Vila-Matas, Chet Baker piensa en su arte « relatos selectos », Debolsillo, 2011, pp. 245-346. Traduit de l’espagnol par André Gabastou : Enrique Vila-Matas, Chet Baker pense à son art, Mercure de France, Collection Traits et portraits, 29 septembre 2011, 178 p.
[9] « (...) alors qu’elle n’a jamais été présente une heure. » Pascal Quignard, Les Désarçonnés, Grasset, 2012, chapitre LXXVII, Circulus vitiosus deus et supra.
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