Tomorrow

Le souvenir de cette après-midi s’efface.

C’était au Refuge. Le nom me fait rêver.

Il faisait beau.

On était avec Olivier, Mehdi et les bénévoles. Les jeunes sont apparus, ils étaient là tout d’un coup, tous là, avec leurs vies cachées. Ahmed, Samuel, Trésor, je n’ai pas retenu les noms. Il y avait une fille, aussi, cachée.

Dehors, la rue d’Aligre, Paris.

Le souvenir de cette après-midi s’efface, Olivier n’était pas très content, « ils sont dissipés aujourd’hui, je ne sais pas ce qui se passe ». C’était peut-être la présence de Mehdi qui préparait un film. Un film ? Un film sur eux. C’est quoi Monsieur, ce film ? Moi aussi c’est la première question que j’aurais posée. Pourquoi ? Je croyais qu’on était entre nous. Le souvenir de cette après-midi s’efface.

Olivier a lu des extraits du livre paru il y a quinze ans. « Mon livre », je n’avais plus qu’un lointain rapport avec lui, et surtout avec le jeune homme que j’étais, le jeune homme raconté dans le livre, qui se racontait.

Le souvenir de ces années s’efface, les années du jeune homme du livre.

Olivier a lu.

C’est l’histoire d’une rencontre, c’est l’histoire d’une attente, c’est l’histoire d’un jeune homme, un garçon, qui va rencontrer un autre jeune homme.

– Attendez Monsieur et vous l’aviez même pas vu en vrai ? Vous aviez pas vu sa tête ?
– A l’époque Grindr n’existait pas. Tu sais Trésor, ça peut être très beau aussi une attente, juste le son de la voix.

Le souvenir du jeune homme s’efface, il y a une attente, il y avait des rencontres, j’écoute mal. Olivier lit bien, j’écoute, je ne reconnais rien, il y a tromperie, je voudrais m’enfuir, même à l’époque, celle du jeune homme, tout était faux, tout était biaisé.

(ici il faudrait que j’invente un dialogue)
– Et Monsieur après vous avez fait quoi ?
– Après, je suis rentré chez moi. Comme d’habitude. Tout seul.

(...)

Tomorrow, will not be like today
Tomorrow, I will be happy
chantait Superpitcher au début des années 2000.

Dans une autre vie,
je serai amoureux,
je vivrai à deux, en couple, je n’arrive pas à dire les mots,
j’aurai un mari légal ou un compagnon secret, j’aurai des aventures, un palmarès, une satisfaction sexuelle avec un peu de tristesse légère, face au temps qui passe, qui marque les corps, les visages,
ce ne sera pas comme aujourd’hui,
will not be like today, chantait Superpitcher,
dans une autre vie
et peut-être même dans l’autre monde,
les âmes se rejoindront, et les corps n’auront que faire de ces trahisons,
il n’y aura pas de souffrance
ce sera l’ennui, l’ennui mortel,
recommençons.

Dans une autre vie,
je serai amoureux,
je garderai mon ami près de moi,
je construirai autour de lui une vie vivable, douce, quotidienne,
je partirai au travail le matin et je rentrerai le soir,
lui aussi, elle aussi
dans une autre vie, je serai homosexuel,
ou hétérosexuel,
je ne serai pas une chose flottante, un truc sans corps, un éclat de vie, auquel nul ne peut s’accrocher, et dont les feux s’éteignent après trente-cinq ans,
qui est entré dans la nuit, dans l’invisibilité,
celui qu’on ne séduit plus,
qui ne séduit plus.

Dans une autre vie,
je serai amoureux, et relativement heureux.

Le silence retombe complètement sur la ville, la cité urbaine, l’immeuble se pare de petits bruits domestiques, la douche, le bain, les pleurs d’un enfant.

Le désir est toujours là – mais on n’a plus envie de le rencontrer au coin d’un bois, ce grand méchant loup. On préférerait tomber sur la grand-mère, cette bonne vieille, et couler un week-end heureux dans sa maison au fond de la forêt. Même si ce serait forcément un peu ennuyeux.

Bientôt, il n’y aura plus d’histoire.
Mon corps sera totalement silencieux.

C’est la nuit et le réseau va faire clic, clic, m’envoyer quelques messages. D’hommes à dix miles ou des milliers de kilomètres, ils sont loin, ils sont proches.

Il m’arrive parfois de consulter ma liste de contacts – les noms du téléphone – et de ne pas savoir qui appeler, à qui écrire, à qui parler.

Quand on ne peut pas bouger, pas avancer, pas rencontrer l’autre – quand on est enfermé chez soi, en soi – quand on est toutes les nuits chez soi, qu’on ne sait pas draguer (sur internet), quand la télé nous épuise, le réseau aussi, quand les livres sont lus – ou illisibles – il reste l’esprit, l’imagination, les souvenirs, les rêves éveillés. Vivre avec son intériorité.

Condition : solitaire.

Solitaire condition, humaine condition, je m’éloigne même des groupes les plus rieurs, les plus aimables, je rase les murs, je m’en vais, ne reste pas longtemps, faut que je rentre, même dans les assemblées les plus aimées, je m’écarte, me tiens de côté, je n’appartiens pas. Je ne fais pas corps, je ne suis pas là, je suis assis au bord, je me mets au fond, près de la porte, prêt à partir. On se compte, on me compte, on me compte dans le lot – et parfois on m’oublie, on oublie mon nom.

Les moments de rencontre ont été dans ma vie de courtes parenthèses, des accidents.
Je me souviens de cette sensation, avec mon ami, au début de notre relation : j’étais rentré dans un autre espace. J’avais quitté la dimension de l’errance, de la solitude, pour entrer dans l’apparente normalité des couples, l’armée des amours. J’avais rejoint l’armée des couples et quitté la horde, la harde échevelée des célibataires sans nom.

La ville est pleine de stations, de souvenirs, et parfois mon ombre solitaire se dédouble, il y a quelqu’un d’autre avec moi – ombre gracile, plus faible, presque indistincte, mais si on regarde bien, à un moment, il y a eu quelqu’un.

Ville fermée, ville ouverte,
accueillante à tous les malades, les pauvres, les petits, ville ouverte, ville fermée à nos espoirs, ouverte à nos plaies ouvertes, ville séductrice, tentatrice, entrouverte, ville indifférente, changeante.
Ville de l’amour.

Quel est le problème ?
Pourquoi vous êtes seul ?
Vous n’aimez pas les gens ?
Vous êtes homosexuel, mais il y en a qui sont très heureux vous savez ?
Vous voyagez seul ?
Vous habitez seul ?

Je ne vais plus dans les bars, je ne bois plus, je bois seul. Je bois chez moi.
Je préfère être chez moi.

Seul, c’est facile, on n’a qu’à se laisser glisser, dans un bain, devant la télé. C’est un processus de glissement. Il faut bien manger, et ensuite on glisse encore, vers le lit, le sommeil.

On ne sait plus quoi apporter aux autres, comment être utile, à part leur sourire, à part les écouter.
On ne sait plus comment séduire, l’idée même du corps est dingue, le corps flétrit de ce manque de contact, il n’est pas touché, pas remué.

La nuit.
Le week-end.
Il faut des années d’habitude.

Je ne suis pas vraiment seul. Je suis connecté.

Happé par internet, je n’arrive pas à avancer.
Je voudrais partir, mais où et avec qui ?

Le réseau conserve mon appartenance, cultive les liens que je n’ai plus la force d’entretenir, j’ai toujours 1 000 amis, « je ne suis plus jamais seul », je suis relié. Mais je ne suis pas connecté intimement, ces noms ne me concernent pas, je ne sais pas qui sont mes amis.
Je suis l’inconnu.
Je suis un alias.
Je suis représenté par cette photo floue, ancienne, et des fois, mon profil émet des like, des commentaires.
Il émet un signal, il n’est pas tout à fait mort, désactivé.




Julien Thèves

7 avril 2014
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